Repères philosophiques sur la mentalité contraceptive

Par Franck Jullié

Publié le 28 avril 2020

Le moteur philosophique de notre temps

Notre époque est marquée par le déploiement d’une philosophie du «progrès» dont le moteur consiste à décomposer le réel, l’atomiser, et en proposer une reconstruction idéologique.

Cette révolution épistémologique s’attache à déconstruire toute idée de métaphysique. 

Si elle est légitime dans le domaine des sciences physiques, cette application du scientisme réductionniste est impropre à saisir l’essence de l’homme et son organisation sociale. 

Dans le champ politique, ce « lumineux » progrès a connu son moment avec la Révolution française, la suppression des corps intermédiaires, l’atomisation du corps social en individus citoyens impuissants face à un État hégémonique, centralisé et bureaucrate.

En économie, cette lacération du corps social et son remembrement au moment de la révolution industrielle nous a proposé une reconstruction ultralibérale combinant taylorisme et consumérisme – l’homme mécanisé est en même temps un consommateur individualiste – ou l’économie planifiée du communisme avec ses camps de travail forcé pour corriger les erreurs statistiques de la grande matrice.

Les disciples de Lénine, Mao ou encore Staline se sont donné des prophètes de la déconstruction du langage. Abolissant toute notion de vérité et tout lien entre le réel et la possibilité de le nommer, ils se sont laissé crever les yeux par Deleuze, Guattari et Derrida. Croyant à la plasticité du langage – et oubliant la leçon des Grecs sur les paroles trompeuses/πλαστοῖς – ils ont cherché par leur grammatologie à réaliser le souhait que formule Nietzsche dans le Crépuscule des idoles :

« Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire. »

Friedrich Nietzsche. Crépuscule des idoles

Cette déconstruction de la métaphysique orchestrée par les quatre-vingt-treizistes et leurs héritiers socialistes a une dimension profondément religieuse.

Dans leur adoration fanatique de Dionysos et leur recherche d’un nouveau millénarisme, nos gouvernants politiques ont suivi des voies criminelles et sanguinaires.

La logique nominaliste de la décomposition-recomposition du réel les a conduits à dissocier l’union de la procréation et à livrer une véritable guerre chimique contre le corps des femmes : le déploiement d’un arsenal contraceptif normatif avec la pilule, la pilule du lendemain, la pilule du surlendemain … consommée quotidiennement par 6 millions de femmes !

Dans un entretien de 2008, Evelyne Sullerot déclarait :

« La véritable révolution de mai 68, c’est la dissociation de la sexualité et de la procréation, avec la contraception. »

Evelyne Sullerot

Et l’on pourra retenir la leçon d’un maître en philosophie du solve et coagula, Pierre Simon : 

«La bataille de la contraception fut beaucoup plus longue et pénible que la lutte pour l’avortement. Une fois la contraception entrée dans les mœurs et reconnue par la loi Neuwirth, l’avortement fut examiné en son temps. L’avenir nous donna raison. Pour inverser une formule célèbre : nous avions gagné la guerre, il ne nous restait plus qu’à livrer une bataille.» 

Pierre Simon

La secte fanatisée du socialisme est cohérente avec son dieu : la mentalité contraceptive conduit à la mentalité procréative. 

Les possibilités d’une technique qui n’est plus au service de la vie dans sa compréhension des lois du réel donne corps à leur idéologie prométhéenne : PMA, GPA, hybridation homme-animal…

La loi Taubira n’est qu’un aspect de cette grande liturgie et de ses invocations législatives.

La nouvelle étape de la révolution technologique que nous vivons consiste à décomposer la réalité en data, et à transformer ces data pour recomposer un réel : le virtu-réel.

Comment faire entrer la réalité dans les données ? Comment recréer le réel à partir des données ? Comment introduire les données dans le réel ? Comment réussir cette hybridation du virtu-réel ?

La modélisation de l’espace, du corps, des comportements est au cœur de cette révolution, les data devenant la monnaie de cette nouvelle société, de cette Babylone numérique.

La manifestation de ce moteur philosophique a trouvé son expression géopolitique dans la théorie du « chaos constructeur » de Zbigniew Brzeziński avec les résultats désastreux que l’on connaît.

Origine de cette révolution épistémologique

L’on peut se demander quelle est l’origine de cette façon de penser. De cette méthode.

Le point de basculement est à situer dans le renversement de l’école aristotélicienne par les Modernes.

Pierre de La Ramée, Francis Bacon et son Novum organum, trouveront leur aboutissement dans Descartes et sa Méthode.

Le renversement de l’aristotélico-thomisme est le moteur philosophique du passage de l’âge de la foi et son christocentrisme – qualifié péjorativement de Moyen Âge – à la mal nommée Renaissance et son humanisme.

Deux lectures sont intéressantes pour une approche ad fontes

Mais, dans tous les cas, il est de tout point des plus difficiles d’avoir sur l’âme quelques notions positives. En effet, il y a ici une difficulté commune à bien d’autres choses encore, et je veux dire la question de savoir ce qu’est l’essence, ce qu’est la chose. II pourrait sembler au premier coup d’œil qu’il n’y a qu’une seule méthode pour étudier toutes les choses, quand nous voulons en connaître l’essence, de même qu’il n’y a qu’une seule démonstration pour les qualités propres de ces choses ; et l’on pourrait croire qu’il faut s’enquérir de cette méthode unique. D’autre part, s’il n’existe point de méthode générale et commune pour savoir ce que sont essentiellement les choses, il devient encore plus difficile de faire cette étude ; car dès lors il faudra rechercher en particulier pour chaque chose quelle est la marche à suivre. Quoique l’on voie évidemment qu’il faut procéder par démonstration, par division ou par telle autre méthode, il n’en reste pas moins bien des difficultés et bien des chances d’erreur ; car l’on ne sait de quels principes il convient de partir, puisque les principes sont différents pour des choses différentes, et qu’ainsi ceux des nombres ne sont pas ceux des surfaces.

Aristote. Traité de l’âme (I, 1 402a.)

Ceci défini, il faut déterminer combien il y a d’espèces de raisons dialectiques. Or il y a d’abord l’induction, et puis le raisonnement. Pour le raisonnement, ce qu’il est, on l’a dit antérieurement. Quant à l’induction, c’est le passage des cas particuliers à l’universel. Par ailleurs, l’induction est plus persuasive, plus claire, plus accessible au sens et commune à la plupart, tandis que le raisonnement est plus contraignant et plus efficace contre les spécialistes de la contradiction.

Aristote. Topiques (Livre I, chapitre 12, 105a 10.)

Les textes ci-dessus illustrent clairement la méthode aristotélico-thomiste qui considère la hiérarchie des êtres dans un monde créé. Elle aborde ce monde avec humilité et développe un procédé d’observation qui considère qu’il faut des méthodes différentes pour étudier des objets différents, des objets d’une complexité croissante.

Aristote revient à de nombreuses reprises dans ses traités (TopiquesSeconds AnalytiquesMétaphysique) sur cette pluralité de méthodes pour étudier des objets différents, le point de départ étant l’objet lui-même et non une méthode générale que l’on appliquerait indistinctement à tous les objets.

Dans un monde créé, puis abîmé par le péché, et restauré par l’œuvre du Seigneur Jésus-Christ, notre intelligence ne peut fonctionner sans danger dans un principe d’auto-nomia, humano-centré. 

Elle a besoin d’être normée dans les domaines moral, spirituel et matériel.

De même que dans le domaine de la révélation spéciale, la théologie n’est pas une science spéculative sur l’infini ou le transcendant, mais la science de l’Écriture, la Sacra Doctrina.

De même dans le domaine de la révélation générale, nous sommes invités à scruter la sagesse infiniment variée de Dieu manifestée dans sa Création.

Il est à signaler que sur ce point, les catholiques et les calvinistes sont parfaitement d’accord.

Calvin placera l’Organon d’Aristote au cœur de l’enseignement philosophique des ministres réformés.

Le renversement véritablement révolutionnaire de l’Organon d’Aristote par le Novum organum de Francis Bacon et la Méthode de Descartes avait été préparé par le manque de prudence épistémologique de Galilée.

Fort de ses découvertes en astronomie, il avait affirmé dans Il Saggiatore que

« la nature est écrite en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d’y comprendre un mot ».

Galilée. Il Saggiatore.

La raison scientifique a ses croyances !

Le passage à une méthode unique pour étudier différents objets s’accompagnait d’un basculement du point de départ de la connaissance. 

L’on passait d’une démarche inductive ancrée dans le réel à une méthode projetant depuis la raison une grille de lecture, le modèle mathématique offrant la matrice de la nouvelle méthode.

Si cette méthode portait la promesse de nombreuses réalisations techniques annoncées dès le départ par Francis Bacon, elle n’en constituait pas moins une réduction du champ de la raison telle que décrite par Aristote et adoptée par Thomas d’Aquin ou Jean Calvin.

La Renaissance inaugure donc le mouvement d’un retour platonicien, dualiste, d’une raison redéfinie et étriquée, coupée de la sensibilité et des sens, déroulant quels que soient ses objets la même méthode de la décomposition-recomposition.

Ce n’est pas l’objet ici de détailler les conséquences systémiques de cette révolution épistémologique qui conduira à l’enténèbrement du siècle des «Lumières» et à sa Révolution politique.

Cette consommation d’une nouvelle portion de l’arbre de la connaissance du bien et du mal se traduit par l’incapacité de discerner le caractère trinitaire de la Création, la manifestation combinée de la diversité dans l’unité.

Sur le plan politique, ce combat opposera la philosophie politique d’un Jean Bodin, théoricien du pouvoir absolu et centralisé, à celle d’Althusius, père du fédéralisme qui préférera partir de l’observation de la cellule familiale et de la grande diversité des talents et vocations des hommes pour organiser la vie en de multiples sphères complémentaires … en quelque sorte l’ordre du cimetière contre une harmonie de vie.

L’opposition de la Contre-réforme au calvinisme aura une double conséquence : elle entraînera le peuple catholique à une certaine distance de la lecture de la Bible, et les protestants en réaction s’éloigneront du système aristotélico-thomiste pour adopter un siècle plus tard la philosophie cartésienne. Le calvinisme ne se développera pas en France, et sa forme rabougrie dans une expression philosophique cartésienne, à savoir le puritanisme, trouvera un terrain d’expression dans les milieux anglais. L’étude exigeante de l’Organon sera supprimée. Le Discours de la méthode sera le nouvel instrument de travail.

De la planification de l’intelligence à la planification des consciences

Écoutons ces paroles en apparence énigmatiques de Nietzsche dans son poème philosophique Ainsi parlait Zarathoustra, au chapitre Des contempteurs du corps :

C’est aux contempteurs du corps que je veux dire leur fait. Ils ne doivent pas changer de méthode d’enseignement, mais seulement dire adieu à leur propre corps — et ainsi devenir muets.

Le corps est un grand système de raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.

Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison.

Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est — ce à quoi tu ne veux pas croire — ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi.

Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu — il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps.

Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et qui donc sait pourquoi ton corps a précisément besoin de ta meilleure sagesse ?

Friedrich Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra.

Faut-il pour autant se livrer à Dionysos ? 

C’est la tentative de la psychanalyse qui puisera dans la pensée de Nietzsche et l’exploration de l’esprit dionysiaque une nouvelle topologie de la raison.

Faut-il éclater la raison ?

Aristote maintient l’essence et l’existant dans la forme substantielle. L’éclatement des deux, fruit d’une pensée désincarnée, fissure l’être. 

La raison éclatée ne parvient alors plus à intégrer l’unité et la diversité au cœur du réel créé par le Dieu Trinitaire.

Par exemple, dans les relations amoureuses, l’homme idéalisera le concept de la femme (Faust) ou multipliera les existants (Don Juan), incapable de réunir les deux dans une relation unique et personnalisée.

De la planification des consciences à la planification des naissances et la réification des corps, il n’y a qu’un pas.

À ce stade, il nous faut procéder à une critique radicale de la raison et questionner sa prétendue autonomie, autonomie couramment tenue pour axiomatique, comme allant de soi, indiscutable et indiscutée.

Ni la Critique de la raison pure de Kant, ni La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantalede Husserl, ni la Critique de la raison dialectique de Sartre ne se livrent à une critique radicale de la raison, à une critique axiomatique.

Cette tradition philosophique persistante a bien été mise en lumière par les remarquables travaux de philosophie et d’histoire de la philosophie d’Herman Dooyeweerd (1894-1977), en particulier dans A new Critique of Theoretical Thought.

L’on ne peut dans ce sens que souhaiter que soit traduite en langue française cette critique décisive et véritablement axiomatique.

Car la raison a besoin de comprendre qu’elle s’enracine dans un présupposé religieux qui la précède et détermine les actes de la personne à l’articulation de la conscience, plus précisément du cœur, lieu où se rencontrent l’âme et l’esprit (Hébreux 4.12.)

Vers une plus haute raison

Notre présupposé religieux, spirituel, détermine l’exercice de notre raison, puissance de l’âme.

Jésus déclare en Matthieu 6:23 : 

Mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en toi n’est que ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres !

Matthieu 6.23 

Paul poursuit en Romains 12:2 : 

Soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence (νοος), afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait

Romains 12:2

Cette libération de la raison, ce retour à une raison ample, souple, passe par un enracinement nouveau, dans une nouvelle raison, une raison plus haute, dans un nouveau λογος, Celui par qui s’ordonnent toutes les autres raisons et méthodes, Celui qui est au-dessus de toutes hiérarchies d’êtres (Colossiens 1.15-18.)

Dans son prologue, l’apôtre Jean nous invite à découvrir cette plus haute raison, ce λογος qui était au commencement, ce λογος qui était avec Dieu, ce λογος qui était Dieu.

Source : Article diffusé sous le titre original “Repères philosophiques sur Billings et la mentalité contraceptive” le 30 mars 2015 dans la lettre de nouvelles du Centre Billings France (*), association créée en 1980 par René et Marie Sentis dans le but de diffuser la méthode Billings, méthode de régulation naturelle des naissances.

Note :

* Si B&SD a pris la liberté de publier cet article susceptible d’apporter un éclairage sur la philosophie sous-jacente des méthodes et de la mentalité contraceptives, nous nous distançons de l’orientation doctrinale et théologique de l’association CBF.


A propos de l’auteur

Franck Jullié est marié et père de famille. Diplômé de l’École Nationale de la Statistique et de l’Administration Économique (aujourd’hui ENSAE Paris Tech), titulaire d’un D.E.A. en Économétrie et Économie Mathématique de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il est dirigeant d’entreprise en région parisienne et également un conférencier régulier sur les questions de la contraception et des méthodes naturelles de régulation des naissances au regard de la Bible. Ces questions l’ont conduit à s’interroger sur l’influence des courants philosophiques sur les conceptions morales et doctrinales des milieux chrétiens.