Le scientisme, notre principal problème
Par Claude Rochet
19 avril 2020
Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.
J’ai répondu aux questions d’Atlantico – que je reproduis ci-dessous- avec, je l’avoue, beaucoup d’indulgence. Je n’ai qu’effleuré la cause des causes de l’impréparation du gouvernement et de la pauvreté des moyens trouvés face à la crise sanitaire. Il y a bien entendu les politiques néolibérales menées depuis, en gros, le Traité de Maastricht. Il n’y a donc pas que le gouvernement Macron en cause, mais TOUS les gouvernements qui ont appliqué la politique de la logique de flux contre la logique de stock, soit caler la capacité de l’hôpital à une occupation moyenne qui le laisse désarmé lors des crises sanitaires.
Une fois sortis de la crise, il y aura bien sûr des procès, des enquêtes, des sanctions. Mais cela ne servira à rien si l’on ne s’attaque pas à la culture et à la formation des hauts fonctionnaires, des hauts responsables des politiques publiques, y compris dans le domaine médical. La cause des causes, c’est le positivisme, le scientisme dans sa forme moderne, qui postule que le raisonnement méthodologique, le raisonnement logique dégagé des contingences du terrain, peut concevoir des solutions parfaites. On retrouve ces raisonnements dans l’histoire avec leurs conséquences funestes. Ce fut le Général Nivelle, polytechnicien qui avait conçu sur la carte une plan parfait qui devait terminer la guerre et ce fut le massacre de l’offensive du Chemin des Dames. Ce fut le Général Navarre qui conçut la bataille de Dien Bien Phu en construisant un point fortifié… au fond d’une cuvette à 300 km de ses bases. Je citais dans un précédent article, La crise sanitaire et la nouvelle trahison des clercs, la mise en cause par le professeur Philippe Juvin du rôle des conseillers de ministres qui n’écoutent rien, ne comprennent rien, n’entendent rien, mais savent tout et imposent leurs décisions. Je ne suis pas médecin, mais un systémicien, un épistémologue qui ai toujours travaillé sur la résolution de problèmes complexes et ai notamment travaillé sur la modélisation des processus de gestion des secours d’urgence, qui a donné lieu à une une brillante thèse d’une de mes étudiantes, Anaïs Saint. La catastrophe a gagné l’économie qui prétend, avec une incroyable impudence, être une science exacte, car reposant sur des processus expérimentaux. On voit les résultats aujourd’hui.
Dans la crise actuelle, on découvre l’invasion du scientisme dans la médecine avec la médecine méthodologique. Dans l’entretien ci-dessous, que je vous invite à écouter très attentivement et jusqu’au bout, le professeur Christian Perronne explique comment la médecine méthodologique a envahi la médecine. A l’origine, l’EBM, l’Evidence Based Medicine dont j’ai parlé dans L’affaire chloroquine. Née en 1980 au Canada, cette méthode n’était pas mauvaise en offrant au praticien, en fonction des cas rencontrés, les recours à des bases théoriques scientifiques, des comptes-rendus cliniques – donc d’expériences empiriques – et la situation du patient, donc une adaptation au contexte. Le problème est que la médecine méthodologique prétend ne retenir que la partie théorique. Le professeur Perronne explique que derrière cette prise de pouvoir par la théorie il y a les grands laboratoires qui, une fois obtenue une « preuve » de l’efficacité de leur médicament, entendent mettre la main sur le marché. Scientisme et corruption font bon ménage !
Réponses aux questions d’Atlantico
Actuellement en France, de nombreux secteurs économiques ne se maintiennent vivants dans l’économie française que sous perfusion. Dans la mesure où une crise économique durable semble inévitable, causées par le maintien à long terme des mesures de distanciation sociale, pourquoi ne pas permettre à ceux qui peuvent s’en sortir par eux-mêmes de reprendre leur activité économique ?
L’ampleur de la crise est directement proportionnelle à la durée du confinement. Les études réalisées par diverses organismes (la banque italienne Unicrédit, l’OCDE, l’INSEE…) prévoient une baisse du PIB de 6,5 % pour 6 semaines de confinement et de 8 % pour un confinement jusqu’au 11 mai. Au fur et à mesure que les études s’approfondissent ces chiffres apparaissent comme optimistes, les prévisions maintenant s’établissant à une baisse du PIB de 10 %, soit un choc sans précédent dans l’économie française et dans le monde depuis 1945. Les secteurs les plus touchés sont l’industrie (-46 %) et la construction (-75 %.) Dans sa revue exhaustive des scénarios de sortie de crise, Jacques Sapir prévoit un déficit budgétaire de l’ordre de 10 % du PIB, soit beaucoup plus que prévu par le gouvernement. Les entreprises les plus touchées sont les PME et les TPE qui constituent la majorité de l’emploi en France. Le coût de sortie de crise, évalué par Jacques Sapir et ses collègues, est de 1650 milliards d’euros pour l’Europe, soit bien plus que les 500 milliards votés par l’eurogroupe.
Il est donc important de réduire la période de confinement. Les Français, contrairement au discours culpabilisateur adopté dans un premier temps par le gouvernement, se sont montrés disciplinés, sauf dans les « territoires perdus » où le gouvernement a renoncé à faire respecter les règles du confinement.
On peut donc travailler sous la pandémie en adoptant les règles de prudence et de suivi de l’évolution du virus. Et ce d’autant plus que la date du 11 mai est purement théorique et que la date de la fin de la pandémie relève encore des hypothèses.
Les mesures différenciées de fermeture des structures économiques ne servent-elles pas à masquer l’impréparation du gouvernement face à la crise sanitaire ?
L’impréparation du gouvernement est évidente, plus exactement des gouvernements qui ont torpillé le système de santé depuis des décennies, par application des directives de l’Union européenne qui ont imposé le passage à une logique de flux par opposition à une logique de stock, ce qui a privé nos hôpitaux de toute capacité de montée en charge en cas de crise sanitaire.
Pour des raisons idéologiques, on a laissé partir des entreprises fabriquant masques et respirateurs en s’en remettant à l’achat en Chine. Au sortir de la crise, l’institution judiciaire, des enquêtes parlementaires, des commissions populaires devront enquêter sur ce qui s’est passé et en tirer les conséquences, bien sûr pénales, mais surtout sur l’organisation du système de santé et de la formation de certains hauts fonctionnaires dont l’esprit technocratique a aggravé la situation.
Le professeur Phlippe Juvin a, à juste titre, mis en cause le rôle des conseillers ministériels et des technocrates de la santé, ces technocrates qui sont sûrs de leur vérité, qui n’écoutent rien et ont, par nature, toujours raison. On a vu ce directeur d’ARS du Grand Est déclarer en pleine crise que les suppressions de postes et les fermetures de lits devaient se poursuivre. On a vu dans les Hauts de France les directives des ARS de ne plus soigner les patients de plus de 75 ans, on vient d’entendre le directeur de l’ARS de Marseille contredire le professeur Raoult sur la prospective de la pandémie, alors qu’il n’est pas médecin, mais vient du corps préfectoral qui n’est pas ce que l’administration française produit de plus subtil. On pourra sanctionner les coupables, mais cela ne servira à rien si l’on continue de former des hauts fonctionnaires imbus de leurs certitudes et de leurs vérités, dépourvus de tout esprit critique, quand ce n’est pas de tout humanisme et de toute éthique. Michelet disait : « Faites des hommes et tout ira bien ». Il serait temps de revoir notre système de formation pour faire des hommes au plein sens du terme.
Ce qu’il faut bien appeler « l’affaire chloroquine » souligne une dérive depuis une quinzaine d’années de la médecine vers la « médecine méthodologique » qui veut faire de chaque patient un objet de recherche. Sans se prononcer sur l’efficacité de ce médicament, la véritable haine qu’a déclenchée le professeur Raoult n’est pas qu’une querelle classique de mandarins, mais vient du fait qu’il a mis les pieds dans le plat de cette dérive vers la « médecine méthodologique », dont la rigueur épistémologique et éthique est à questionner.
Oui, il y a eu impréparation, mais il y a eu préparation à aggraver l’impact de la crise par toutes ces réformes dites « modernes » qui ont affaibli l’hôpital, matériellement et intellectuellement avec la dérive vers le scientisme et la pseudoscience qu’est devenue l’Evidence Based Medicine (ce qu’elle n’était pas au début.) Et ne parlons pas de l’Organisation de Bruxelles – comme la nommait notre prix Nobel Maurice Allais – dont la dirigeante n’a été capable que de tourner une vidéo pour nous apprendre à nous laver les mains et à continuer les négociations pour faire entrer un état mafieux, l’Albanie, expert en trafic d’organes.
Comment certaines zones de notre territoire pourraient-elles selon vous mettre en place une reprise économique raisonnée sur le plan sanitaire ?
Tout le territoire n’est pas touché. Il y a des zones qui le sont très peu. Les tests – si l’on en avait ! – pourraient permettre de déterminer ces zones sûres. Mais il existe un moyen encore plus sûr, car on peut être négatif au test et attraper le virus une heure après. L’immunisation qui résulte d’une contamination le plus souvent asymptomatique ou d’une guérison peut être détectée par des tests simples. Le test COVICHECK coûte 8,80 € les 1000 tests et ne sont pas plus compliqués à réaliser qu’un test de diabète. Si le test est positif, on est immunisé, on ne risque plus rien et surtout on ne présente plus de risques pour les autres. Il est possible, moyennant une dépense budgétaire modeste, d’équiper des territoires.
On peut fortement réduire les risques de propagation du virus induit par la mondialisation des échanges en dynamisant des circuits courts de production et de consommation. A propos de la fermeture des frontières, des politiciens sentencieux ont déclaré : le virus ne connaît pas de frontières, pour stigmatiser leur fermeture. Justement non, car ce n’est pas le virus qui se déplace, ce sont les hommes. Une étude suisse montre que le virus en Europe s’est propagé à partir de la très chique station de ski du Tyrol autrichien d’Ischgl. De là le virus s’est propagé en Islande et au Danemark. Des tests systématiques de personnes revenant de voyages lointains permettraient de confiner les personnes infectées, ce qu’ont fait les Coréens, mais nous, nous n’avons pas de tests.
J’habite en Haute-Savoie : dans un rayon de 150 km on trouve tous les produits alimentaires souhaités, des industries et de la main-d’œuvre qualifiée. Repenser l’économie sur la base de circuits courts pourrait être l’occasion de cesser le massacre de la montagne par du bétonnage au profit d’un tourisme intégré à la nature et aux systèmes productifs locaux. Quand à la mondialisation que certains gourous de plateaux télévisés déclarent « heureuse » connectant tout avec tout, cela crée autant de possibilités de propagation incontrôlée. Cette crise peut à terme, comme souvent les crises, avoir des conséquences heureuses en mettant à bas les mythes modernistes et scientistes qui nous ont conduits à cette situation.
L’entreprise Amazon a décidé de fermer l’accès à son site français pendant 5 jours, en réaction à l’interdiction prononcée par le ministre de l’Économie à l’encontre de l’entreprise américaine de vendre des livres. Cette situation est-elle représentative du cauchemar bureaucratique français pour les entreprises ?
La sanction a été prononcée à la demande des syndicats pour manque de respect des règles de précaution dans l’entreprise : la sanction ne me paraît pas disproportionnée. Si Amazon est une entreprise dangereuse, ce n’est pas parce qu’elle vend en ligne des livres, des brouettes et des casseroles, c’est par son appétit vorace pour les données. Les gouvernements anglais et français ont créé des Health Data Hub pour gérer les données de santé. Les Anglais ont confié cela à Amazon, les Français à Microsoft. Une donnée de santé piratée se revend sur le black market 20 fois le prix d’une donnée bancaire : qui contrôle les données de santé contrôle tout : la vie, la mort, l’économie, et donc la politique. Quand on connaît l’appétit de pouvoir de M. Bezos, on peut être inquiet.
Source : https://claude-rochet.fr/le-scientsme-notre-principal-probleme/
Claude Rochet, né le 11 mars 1949 à Paris, est un économiste du développement et haut fonctionnaire français.
Il est titulaire d’une maîtrise et d’un CAPES d’histoire, licencié en langue et civilisation chinoises, ancien élève de l’ENA (promotion Fernand Braudel de 1987), diplômé de l’Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure, option Intelligence économique et docteur en sciences de gestion (2005), habilité à diriger des recherches, qualifié professeur des universités en 2007.
Il a été professeur des universités associé à l’Institut de management public et de gouvernance territoriale d’Aix-en-Provence (Université d’Aix-Marseille), conseiller scientifique du Coordinateur ministériel à l’intelligence économique, directeur du laboratoire de recherche et de la formation du Service de coordination à l’intelligence économique du Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie jusqu’à son départ en retraite le 1er juillet 2016. Il a été directeur de recherche au CERGAM de l’Université d’Aix-Marseille puis au LAREQUOI de l’Université de Versailles Saint Quentin-en-Yvelines et est actuellement co-directeur de recherche à l’Université Paris Dauphine (Wikipedia.)
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