Philosophie et théologie par Pierre COURTHIAL

24 février 2020 0 Par Bible & Science Diffusion

Par Pierre COURTHIAL

Le mot philosophia n’apparaît qu’une fois dans la Sainte Ecriture : au second chapitre des Colossiens ; encore est-ce en mauvaise part puisqu’il y est dit :
« Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie (dia tes philosophias) et par une vaine tromperie… »,
mais comme l’apôtre Paul ajoute : »selon la tradition des hommes, selon les rudiments du monde, et non selon Christ »,il faut supposer qu’il peut, mieux, qu’il doit y avoir une recherche philosophique « Kata Kriston, selon Christ ».
Au reste, qui dit « philosophie » dit « amour de la sagesse », et la sagesse, la quête de la sagesse, la demande de la sagesse, la souveraineté de la sagesse, la joie de la sagesse, le don de la sagesse, etc., sont célébrés tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament.

Première partie

En Occident, depuis les merveilleux Grecs, la grande route de la philosophie a été celle d’une theoria, c’est-à-dire d’un savoir théorique, prétendument autonome. Selon cette tradition philosophique qui persiste aujourd’hui, encore que ses modes aient varié au cours des siècles, cette activité autonome était et reste tenue pour axiomatique, comme allant de soi, indiscutable et indiscutée.
Les diverses « critiques » de la « raison » n’étaient pas « radicales » et n’osaient examiner l’axiome constant de l’autonomie de la theoria.
Dans sa Kritik der reinen Vernuft (Critique de la raison pure), à laquelle il travailla de 1770 à 1781, Emmanuel KANT passe de l’objectivisme (qui veut régler notre connaissance par les objets) au subjectivisme (qui veut régler les objets par notre connaissance) : il ne touche pas, critiquement, à l’axiome demeurant pour lui indiscuté de l’autonomie de la raison.
En 1937, un an avant sa mort, Edmund RUSSERL publie Die krisis der europäischen Wissemchaften und die transzendentale Phänomenologie (La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale) où il appelle le moi à devenir spectateur impartial de lui-même, avec l’ambition de constituer la philosophie en science rigoureuse (il avouera plus tard avoir « rêvé un rêve ») : il n’y examine d’aucune façon l’axiome traditionnel de l’autonomie de la raison.
En 1960, Jean-Paul SARTRE commence à publier sa Critique de la raison dialectique dans laquelle il utilise ses catégories existentialistes pour justifier la dynamique du communisme : l’axiome de l’autonomie de la raison y apparaît dans toute sa gloire.
Etrangement, ce que les philosophes « humanistes » n’ont jamais essayé, à savoir d’examiner de manière vraiment critique leur axiome de l’autonomie de la raison, ni les théologiens ni les philosophes « chrétiens », depuis les Pères jusqu’à Karl BARTH en passant pas Thomas D’AQUIN ne l’ont tenté dès qu’ils parlaient  » philosophie ». Tant et si bien que les théologiens et philosophes « chrétiens » ont pratiquement et malheureusement, presque toujours, accepté l’intouchable tradition philosophique de la raison autonome ce qui les a conduits à « accommoder », plus ou moins, leur philosophie… et leur théologie à la philosophie ou aux philosophies de leur temps.
Le « point de vue proprement philosophique » a été et continue d’être pour eux le point de vue « immanentiste » et « rationaliste » imperturbablement maintenu par la philosophie humaniste. Les théologiens seront ainsi, ou essaieront d’être, platoniciens, aristotéliciens, cartésiens, kantiens, existentialistes, phénoménologistes, etc. . . Et les philosophes « chrétiens » accepteront de philosopher selon la raison autonome, même lorsqu’ils tenteront, comme Maurice BLONDEL, d’esquisser une philosophie « chrétienne ».
Il faut attendre l’œuvre magistrale du philosophe Herman DOOYEWEERD, publiée en néerlandais en 1935-1936, puis développée dans la version anglaise publiée en 1953-1958 sous le titre A new Critique of Theoretical Thought pour que le constant axiome de la philosophie occidentale, celui de la prétendue autonomie de la raison, soit enfin, de façon décisive à mes yeux, réellement « critiqué », et pour qu’une école nouvelle de philosophie chrétienne se développe enfin aux Pays-Bas, en Afrique du Sud, aux Etats-Unis, au Canada, en Indonésie et en Grande-Bretagne.
Le pasteur Pierre-Ch. MARCEL, dans ses thèses de doctorat en théologie, hélas ! non imprimées, et par la publication de certains textes dans La Revue réformée, s’est efforcé de faire connaître en France l’oeuvre de DOOYEWEERD. Son effort n’a pas encore trouvé beaucoup d’échos.
Essayons de résumer l’essentiel de la critique transcendantale de DOOYEWEERD. La prétendue autonomie de la raison, et par suite sa prétendue universalité, placent devant nous un problème : si les philosophies n’ont leur point de départ qu’en la raison, et non pas en des « motifs » plus profonds, comment se fait-il qu’elles ne s’accordent point et qu’une d’entre elles ne parvienne pas à convaincre les autres?
Ne serait-ce pas, précisément parce que cette fameuse raison autonome n’est pas, ne peut pas être « autonome », et qu’elle recouvre, cachés profondément sous elle, des points de départ inavoués ou non reconnus ?
La critique de DOOYEWEERD est « radicale » car elle entend examiner les « racines » de la pensée théorique, car elle entend examiner s’il n’y a pas de présupposés conditionnant la pensée théorique et requis par la structure et l’exercice de cette pensée elle-même.
Trois problèmes transcendantaux surgissent :

PREMIER PROBLEME TRANSCENDANTAL

Qu’est-ce que la pensée théorique « abstraite » de la réalité empirique qui nous est donnée dans l’expérience ordinaire, et comment cette « abstraction » est-elle possible?
Autrement dit : qu’est-ce qui caractérise la pensée théorique, scientifique, par rapport à l’expérience pré-théorique, a-théorique, ordinaire ?
Rompant décidément avec l’idée fausse que l’expérience ordinaire serait une « théorie » (sous-entendu : simpliste !) de la réalité, DOOYEWEERD montre que l’expérience ordinaire est la donnée première, indispensable, précédant nécessairement toute theoria sur la nature de la réalité et de la connaissance.
L’expérience ordinaire nous fait rencontrer globalement, événementiellement, concrètement, la réalité. Dans l’expérience ordinaire le sujet et l’objet sont en relation pré-théorique, a-théorique, non-théorique. Les choses, les personnes, et nous, nous nous rencontrons. Et les différents « aspects » de l’objet nous apparaissent alors implicitement sans que nous les distinguions encore explicitement.
La pensée théorique, scientifique elle, analyse ce qui « va ensemble » dans l’expérience ordinaire et apprend, de mieux en mieux, à distinguer les aspects modaux, les sphères de lois, de la réalité. Elle passe de la systasis à la distasis.
Dans la pensée théorique, les différentes fonctions de l’homme et les différents aspects correspondants du cosmos sont théoriquement et analytiquement différenciés, distingués. Et la cohérence de l’expérience ordinaire fait place aux indispensables abstractions théoriques des diverses sciences.
L’expérience ordinaire est forcément, nécessairement, la première « donnée » dans notre vision de la réalité, une donnée qui peut être enrichie, précisée, mais qui ne peut jamais être dépassée car nous y revenons toujours.
Le cosmos, créé par Dieu et maintenu par lui, et que nous rencontrons concrètement dans l’expérience ordinaire, est non pas « apparence », mais « réalité », réalité préalable nécessaire à tout exercice de la pensée théorique.
DOOYEWEERD distingue quinze aspects qu’étudient quinze sciences différentes. Il pourra en être découvert plus si apparaissent des « antinomies » dénonçant une confusion d’aspects ; par exemple, les antinomies de Zénon (à propos d’Achille et de la tortue et à propos de la flèche) viennent d’une confusion entre l’aspect spatial et l’aspect de mouvement.
Voici ces quinze aspects :
1. l’aspect numérique, étudié en arithmétique,
2. l’aspect spatial, étudié en géométrie,
3. l’aspect de mouvement, étudié en cinématique,
4. l’aspect d’énergie, étudié en physique et chimie,
5. l’aspect vital, étudié en biologie, en physiologie et en morphologie,
6. l’aspect de sensation, étudié en psychologie.
7. l’aspect de réflexion, étudié en logique,
8. l’aspect de culture, étudié en histoire,
9. l’aspect de communication symbolique, étudié en philosophie et en sémantique,
10. l’aspect social, étudié en sociologie,
11. l’aspect économique, étudié en économie,
12. l’aspect de beauté, étudié en esthétique,
13. l’aspect de justice, étudié en droit,
14. l’aspect d’amour, étudié en éthique,
15. l’aspect de foi, étudié en théologie.
Les six premiers « aspects » définissent des sphères de lois immédiates car leurs sujets ne peuvent faire autrement que leur obéir.
Les neuf derniers « aspects » définissent des sphères de lois normatives car les hommes doivent leur obéir mais peuvent leur désobéir.
Dans la liste ci-dessus les quinze aspects, abstraits de la réalité concrète donnée dans l’expérience ordinaire, sont placés en ordre non pas de « difficulté », mais de « complexité » croissante. A chaque aspect correspond un ensemble de lois spécifiques étudié par une science (ou par des sciences) particulière(s).
Toute chose, tout existant, tout événement, peut être ramené à un seul ou à quelques-uns de ces divers aspects. Un « événement historique », par exemple, est un événement dont la science historique étudie un aspect mais dont d’autres sciences peuvent étudier des autres aspects.

DEUXIEME PROBLEME TRANSCENDANTAL

De quel point de vue pouvons-nous rassembler synthétiquement les divers aspects de la réalité? Autrement dit : quel est le point de départ du philosophe, de la philosophie, dans sa pensée sur l’ensemble des aspects de la réalité ? C’est le problème central d’une critique transcendantale de la philosophie.
Selon DOOYEWEERD , tous les « ismes » de la philosophie (matérial-isme, biolog-isme, historic-isme, etc.) proviennent de l’interprétation de la totalité des aspects de la réalité à partir d’un seul aspect de la réalité.
Seule la Parole de Dieu, avec son motif fondamental : « création-chute-rédemption », peut fournir le point de départ « vrai » permettant de « voir » les réalités étudiées par les diverses sciences dans leur « ordre » et dans leurs « relations ».
Ou bien le philosophe, caché en tout homme de science, poursuit ses recherches à partir de Celui qui est, selon sa révélation, le Créateur et le Rédempteur du créé, ou bien, inévitablement, il poursuit ses recherches à partir d’un ou de plusieurs aspects du créé, cherchant ses principes d’exploration et d’explication dans le créé.
Voilà pourquoi DOOYEWEERD appelle immanentistes tous les systèmes non chrétiens de la pensée théorique.
A l’inverse de ces systèmes, la pensée théorique, scientifique, philosophique, chrétienne, se doit de reconnaître la dépendance de toute pensée par rapport à la Révélation de Dieu, et de refuser toute absolutisation d’un aspect du créé, établi, par toute pensée apostate, à la place du Créateur.
Au cours de sa rigoureuse critique, DOOYEWEERD montre que l’histoire de la philosophie est pleine des antinomies auxquelles aboutissent les différentes philosophies, précisément parce qu’elles absolutisent tel aspect du créé et rejettent la souveraineté du Créateur et de Sa révélation. L’ironie divine se révèle en ce que toute absolutisation d’un aspect cosmique est bien vite relativisée par l’absolutisation d’un autre aspect.
Le « point d’Archimède » (« Donnez-moi un point d’appui hors du monde et je le soulèverai ») de la pensée théorique ne peut être trouvé dans les aspects créaturels mais dans le « cœur » qui transcende ces aspects dans son rapport avec Dieu, c’est-à-dire « ailleurs » que dans l’immanence.
En fait, la pseudo-découverte d’un « point d’Archimède » dans l’absolutisation d’un aspect du créé n’est pas un fruit de la pensée théorique, quoi que prétendent les diverses philosophies immanentistes, mais un choix religieux apostat, préalable à cette pensée, et non discerné comme orientation idolâtrique et dévoyée du « cœur » de l’homme.
Ceci nous amène au :

TROISIEME PROBLEME TRANSCENDANTAL

Comment la connaissance véritable de soi-même est-elle possible et de quelle nature est-elle ?
Aucune science particulière ne peut nous dire ce qu’est l’homme, qui est l’homme. Certes, les sciences (la physique, la biologie, la psychologie, la linguistique, la sociologie, l’économie, l’esthétique, etc.) nous apportent toutes des renseignements sur l’homme puisque le « cœur », le « moi », de l’homme « fonctionne » dans toutes les sphères modales, dans tous les aspects temporels de la réalité.
Mais nous ne pouvons connaître ce qu’est l’homme, qui est l’homme – et quelle est l’orientation fondamentale de son « cœur » (au grand sens biblique du mot « cœur », ce « cœur d’où jaillissent toutes les sources de la vie ») – que dans la connaissance vraie de Dieu. DOOYEWEERD rappelle ici le commencement de l’Institution chrétienne de CALVIN : »Toute la somme presque de notre sagesse, laquelle, à tout conter, mérite d’estre réputée vraye et entière sagesse est située en deux parties : c’est qu’en cognoissant Dieu, chacun de nous aussi se cognoisse. »
Mais attention ! la vraie connaissance de Dieu n’est pas la science théologique car la théologie aussi est un savoir théorique.
La vraie connaissance de Dieu est une connaissance supra-théorique, la connaissance « religieuse » du « coeur » de l’homme. C’est la connaissance de la Révélation du Dieu vivant, par la puissance de l’Esprit Saint agissant dans le « coeur », au point de concentration radical de notre existence tout entière.
En se révélant dans le coeur de l’homme par sa Parole et son Esprit, Dieu se révèle et nous révèle à nous-mêmes dans notre unité centrale, et nous fait nous connaître nous-mêmes dans la connaissance qu’il nous donne de lui.
Le « coeur » de l’homme, ce centre rayonnant sur toute notre existence, est en soi « religieux », c’est-à-dire qu’il est « relié » à la véritable ou à une prétendue origine absolue, ou absolutisée, de toute la diversité (de notre existence temporelle et du monde).
C’est cette relation religieuse du coeur, soit à Dieu soit à une Idole, qui détermine toute pensée théorique, philosophique ou scientifique, y compris la théologie (comme elle détermine l’expérience ordinaire).
La religion (du coeur de l’homme) ne peut être décrite et définie phénoménologiquement, ni sociologiquement, ni historiquement, ni psychologiquement, ni biologiquement, etc., car elle transcende la diversité temporelle. Ni SCHLEIERMACHER, ni William JAMES, ni FREUD, ni Rudolf OTTO n’ont pu décrire et définir la religion (du coeur de l’homme).
Si le « coeur » de l’homme est relié (« religioné » !) à Dieu, toute l’existence de l’homme, y compris sa pensée théorique, est animée par cette orientation religieuse vraie. Si le « coeur » de l’homme est relié (« religioné » !) à une Idole (un aspect du créé, absolutisé), toute l’existence de l’homme, y compris sa pensée théorique, est animée par une orientation religieuse erronée. Tertium non datur.
Autrement dit : toute theoria, toute connaissance théorique présuppose une orientation (vraie ou apostate) du coeur. La prétendue autonomie de la pensée théorique (philosophique et scientifique) est un mythe à démythologiser. Il est toujours, sous elle, en dedans d’elle, un point de départ supra-théorique qui détermine la pensée théorique.
Concluons cette première partie :
DOOYEWEERD a mis en évidence la double présupposition inévitable de toute pensée théorique (philosophique et scientifique) :
– d’abord un point d’Archimède d’où l’homme a la vision de la diversité et de la cohérence de sens du cosmos,
– ensuite un choix de (ce que l’homme croit être) l’origine absolue de toute cette diversité et cohérence de sens, choix qui détermine le contenu de sa vision concernant cette diversité et cohérence.

Deuxième partie

Avant cette deuxième partie il eût été intéressant d’examiner critiquement l’histoire de la pensée occidentale et de suivre DOOYEWEERD dans l’étude magistrale qu’il a faite des motifs de base de cette pensée :
– le motif grec « Forme-Matière » puis
– le motif médiéval « Nature-Grâce« , et enfin
– le motif moderne « Nature-Liberté ».
Il eût été intéressant aussi de voir comment les philosophes chrétiens et les théologiens chrétiens ont (constamment ou presque, hélas !) cherché à « accommoder » les uns aux autres le motif biblique « Création-Chute-Rédemption » qu’ils tenaient de la Révélation et les motifs apostats qu’ils trouvaient dans le climat spirituel où ils vivaient.
Mais il est plus urgent et fondamental d’esquisser qu’elles peuvent être, quelles doivent être, positivement, les tâches d’une philosophie et d’une théologie chrétiennes et comment elles peuvent, comment elles doivent s’entraider.
Nous commencerons par la philosophie chrétienne.
Toute recherche philosophique, toute recherche de la « sagesse », commence comme le rappellent, entre autres, les livres de Job et des Proverbes – par la « crainte du Seigneur ».
Selon le Nouveau Testament, la route royale de la vraie sagesse, d’une saine philosophie, passe par la Croix de Celui qui « par Dieu, a été fait pour nous sagesse, justice, et sanctification, et rédemption » (1 Corinthiens 1:30.)
La philosophie qui s’appuie « sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde, et non sur Christ », philosophie s’exprimant en des formes diverses qui aboutissent toutes à des antinomies, philosophie enracinée dans la folle pensée d’une raison indépendante, se suffisant à soi-même, et prétendument autonome, doit « mourir » à la Croix, être « ensevelie », et « renaître » reformée, restaurée, renouvelée, transfigurée, en vraie sagesse, en saine philosophie.
Autrement dit : la philosophie doit être libérée de ses attaches radicales aux Idées, aux Images, aux Idoles, de ses attaches radicales à des Mythes – selon 2 Timothée 4:4 -, si elle veut commencer à devenir vraiment « amour de la sagesse ».
Autrement dit encore : la philosophie ne recommence à devenir libre, à devenir elle-même qu’en renonçant radicalement à sa prétendue autonomie et qu’en s’humiliant, comme tout savoir humain le doit, devant la Parole de Dieu, devant la Croix du Christ Jésus « dans lequel sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science » (Colossiens 2:3.)
Il n’y a qu’une seule Reine de toutes les sciences, de la philosophie et de la théologie, et cette Reine c’est la Parole de Dieu, seule Vérité absolue, seule source et seule norme de toutes vérités.
Quand LUTHER dit, au grand scandale de Jacques MARITAIN1, que « la raison, c’est la plus grande putain du Diable » et qu’elle « est et doit être noyée dans le baptême », il s’en prend justement à la raison « autonome » qui « chez les croyants doit être tuée et enterrée ». Il ne s’agit pas chez LUTHER , comme le croit MARITAIN, d' »anti-intellectualisme » ou de « volontarisme ». Le Réformateur entend seulement remettre la raison humaine à sa juste place : sous la Croix du Fils de Dieu, sous l’autorité libératrice et rédemptrice de la Parole de Dieu. La « putain » est appelée à entrer dans le Royaume de Dieu. Encore faut-il d’abord, pour cela, qu’elle meure et qu’elle renaisse, qu’elle meure pour renaître, à la Croix.
Une philosophie re-formée, une philosophie chrétienne, une philosophie « s’appuyant sur Christ » doit être animée par le motif biblique essentiel : celui de la Création, de la Chute et de la Rédemption en Jésus-Christ dans la communion de l’Esprit Saint.
En un sens profond (et non spatial bien entendu !), la Loi est la frontière distinguant le Créateur du créé. Dieu est au-dessus de la Loi ; tout ce qui est créé est soumis à la Loi. Quand nous disons la Loi, il s’agit non pas du Décalogue seulement, mais de l’ensemble des « ordonnances » et principes structurels rendant possibles les réalités et les événements et qui constituent l’ordre temporel intégral.
Le « temps » du créé est réfracté dans les différents aspects du créé en autant de différentes sortes de temps accordées chacune à tel de ces aspects.
Certes, la Parole de Dieu ne nous apporte ni une mathématique, ni une physique, ni une biologie, ni une politique, ni une théologie, ni une philosophie, etc., révélées. Il appartient aux hommes, dans leurs responsabilités et selon leurs vocations, de poursuivre les diverses recherches scientifiques.
Mais la Parole de Dieu doit être reconnue comme le point de départ absolu, la source absolue, et la norme absolue, de toute theoria, de toute pensée théorique, comme aussi, bien sûr ! de toute activité humaine. Elle nous apporte le cadre, la charpente, de références normatives, unifiant et orientant notre pensée et notre vie. Elle nous apporte le fondement sur lequel construire, les présuppositions nécessaires à une vraie sagesse, à une vraie philosophie.
La première tâche de la philosophie – indispensable en cela à toutes les autres sciences, y compris la théologie – est d’établir une vue théorique de la totalité, et, par suite, d’étudier l’ensemble des divers aspects modaux du créé, leur diversité, leur ordre de succession théorique, leurs relations mutuelles et leur cohésion.
Chaque aspect modal de la réalité et de notre expérience étant lié aux autres aspects dans la réalité concrète et dans l’expérience concrète, et cela parce que chaque aspect comporte à la fois a) un noyau irréductible, spécifique, de sens et b) une suite analogique d’anticipations par rapport aux aspects plus complexes et de rétrocipations par rapport aux aspects moins complexes, seule la philosophie peut apporter aux autres sciences, y compris la théologie, les notions théoriques précisant leurs « noyaux de sens » et les analogies en avant (anticipations) et en arrière (rétrocipations) qui leur sont indispensables tant pour leurs tâches particulières que pour leurs rapports entre elles.
Mais si nous rapprochons « philosophie » et « théologie », que constatons-nous ?
La plupart des théologiens chrétiens – nous l’avons déjà vu – croient, comme presque tout le monde, à la prétendue autonomie de la pensée philosophique, comme aussi à l’autonomie de toute pensée théorique, scientifique… à la seule exception (partielle) de la théologie !
C’est ainsi que BARTH affirme, au début de sa Dogmatique :
« C’est un fait que la philosophia christiana n’a jamais été réalisée : lorsqu’elle était philosophia, elle n’était pas christiana, et lorsqu’elle était christiana elle n’était plus philosophia. »Par contre, théologien, BARTH fait ce que tendent continuellement à faire tous les savants quand il parlent de « leur » science : il érige sa science particulière – ici la théologie – au sommet ou au centre des autres sciences : »La théologie est la science qui, en dernière analyse, s’assigne (son objet). . . en lui subordonnant tous les autres objets de la recherche humaine. »Affirmons-le nettement : la théologie n’est pas la Reine des sciences. La seule Reine de toutes les sciences, y compris la théologie, est la Parole de Dieu.
Il n’y a pas d’une part une science chrétienne : la théologie, et, d’autre part, des sciences qui seraient profanes.
Il y a des sciences diverses qui, toutes, peuvent être soit chrétiennes si elles s’efforcent de se soumettre à la Parole de Dieu, soit apostates, y compris la théologie, si elles se prétendent principiellement souveraines, autonomes, indépendantes, si elles se révoltent contre la Parole de Dieu ou en nient la Vérité absolue.
En fait, BARTH maintient, sur la question du rapport théologie-philosophie, le dualisme médiéval « nature-grâce ». Il remplace seulement la conception synthétique de la scolastique par une conception antithétique. Or, la véritable antithèse n’est pas entre la nature et la grâce, ou entre un domaine du créé et un autre domaine, ou entre la théologie (qui serait chrétienne) et la philosophie (qui serait profane), mais entre l’obéissance et la désobéissance à la Parole de Dieu, entre ce qui est de Dieu et ce qui est du péché. Et cela à l’intérieur de chaque science. Si la philosophie peut se prostituer, la théologie le peut aussi.
Par ailleurs, la Parole de Dieu en tant qu’elle présente son motif de base radical, central, fondamental, « Création-Chute-Rédemption », n’est pas l’objet spécifique de la science théologique. En tant que motif opérant au « coeur » de l’homme, la Parole de Dieu domine royalement toutes les sciences.
L’objet théorique spécifique de la théologie, ce sont les vérités de foi qui, sous l’aspect limite de notre expérience temporelle qu’est l’aspect de foi, s’expriment dans l’ensemble de la Sainte Ecriture.
Quand, par exemple, le professeur de l’Université de Bordeaux Jacques ELLUL parle du « fondement théologique du droit », il se trompe. Il aurait dû parler du fondement divin du droit, ce qui n’est pas la même chose. Le droit, au sens chrétien, de cette science, ne repose pas sur la théologie, mais sur la Parole de Dieu. La théologie peut aider le juriste comme le droit peut aider le théologien en raison des rapports analogiques des diverses sciences. Mais jamais une science n’a une autre science comme source ou comme fondement.
De plus, toutes les sciences, y compris la théologie, ont besoin de la philosophie. La théologie, science théorique, a besoin de concepts, de notions. Ces concepts, ces notions, ont des sens analogiques dans toutes les sciences. Seule la philosophie, parce qu’elle est la science de la totalité de la pensée théorique, peut apporter à la théologie, qui est une science particulière ayant un objet spécifique dans l’aspect de foi de notre expérience temporelle, une critique et une définition, aussi précises et scientifiques que possible, de ces concepts, de ces notions, sous l’autorité-reine de la Parole de Dieu.
Si le théologien utilise (consciemment ou inconsciemment) les concepts non assez critiqués et définis d’une philosophie apostate – c’est-à-dire d’une philosophie ayant d’autres motifs de base fondamentaux que le motif de base chrétien « Création-Chute- Rédemption » -, sa théologie sera contaminée par les concepts fournis par cette philosophie.
Tour à tour, PLATON, ARISTOTE, DESCARTES, KANT, HUSSERL, HEIDEGGER , etc., ont contaminé la théologie chrétienne.
Parce qu’il a nié la seule « possibilité » d’une philosophie chrétienne et s’est laissé contaminer par le platonisme, le kantisme et l’existentialisme, BARTH a laissé la voie ouverte aux théologies descendantes qui ont naturellement suivi la sienne depuis BULTMANN jusqu’à l’athéisme chrétien.
Certes, la philosophia reformata, la philosophia christiana, peut et doit utiliser – après les avoir critiqués – les apports conceptuels de toutes les philosophies (y compris celles de PLATON, ARISTOTE, DESCARTES, etc.) et apporter ainsi son aide fraternelle et indispensable à la theologia reformata, à la theologia christiana : la grâce universelle et accompagnatrice de Dieu dans tout le déroulement historique de la pensée humaine ne peut et ne doit être méprisée ; mais encore faut-il que l’autorité souveraine et totalitaire de la Parole de Dieu soit respectée avant tout.
Toute « accommodation », tout « concordisme », dans toute pensée théorique, y compris la théologie, du motif de base biblique, chrétien, à des motifs de base apostats animant la pensée théorique prétendument autonome a toujours abouti à des contaminations déplorables et souvent mortelles.
Parce que tous les aspects modaux de la réalité créée et de l’expérience sont nécessairement liés, une véritable reformation de la pensée théorique doit être résolument poursuivie dans toutes les sciences, dans la philosophie d’abord qui doit être philosophia reformata, dans la théologie et les diverses autres sciences ensuite.
Là est la vocation imprescriptible de tous les chrétiens appelés à aimer Dieu (et sa Parole) de tout leur « cœur » et de toute leur « pensée ».
Alors la philosophia reformata pourra aider sa soeur, la theologia reformata, à se dégager d’un certain nombre d’entraves pour progresser selon son objet et sa tâche spécifiques.
La théologie chrétienne pourra alors préciser, approfondir et développer la vérité de foi, de la prédestination, souvent confondue avec un déterminisme causal physique, la vérité de foi de la création, souvent confondue avec un processus génétique temporel, la vérité de foi de la justification par la foi souvent confondue avec un légalisme juridique, etc.
Une telle manière de voir et de faire, loin d’être étroite et rigide, est en fait ouverte et souple. En terminant, je voudrais montrer pourquoi.
Tout d’abord, il faut affirmer que la philosophie chrétienne, comme toute science, comme la théologie chrétienne, n’est qu’une approche progressive, qu’une recherche progressive. Devant la Parole de Dieu, seule absolue, nos expositions humaines sont relatives, faillibles, correctibles, perfectibles.
Seule la Parole de Dieu – qui ne se confond avec aucune science, même chrétienne – est la Vérité. Mais, sous l’emprise du motif de la Sainte Ecriture, la philosophie chrétienne, à bien des égards « en petit commencement », peut et doit manifester l’action réformatrice, restauratrice du principe de la vie nouvelle en Jésus-Christ.
Le développement d’une theoria chrétienne, en philosophie, en théologie, dans toutes les sciences, ne peut être qu’une oeuvre commune, oecuménique, par-delà les frontières des nations et des dénominations.
En second lieu, il faut savoir que Dieu, par sa grâce générale et providentielle, maintient la vie de tous les hommes et leur accorde de nombreux dons afin de limiter les effets intensifs du péché et de permettre un développement tout au long de l’histoire. C’est ainsi qu’il y a eu et qu’il peut toujours y avoir une vie conjugale, une vie familiale, une vie politique, une vie scientifique, une vie esthétique, etc., qui se manifestent, parfois de façon admirable, dans des époques et en des lieux où l’Evangile rédempteur était ou demeure inconnu.
Des hommes qui rejettent Dieu et sa révélation reçoivent cependant de sa grâce générale ce qui les rend capables de bien raisonner, de faire des découvertes, de composer de la belle musique, de faire avancer telle ou telle science.
Aussi la recherche d’une theoria chrétienne, en quelque domaine que ce soit, ne peut négliger les vérités partielles et relatives de haute importance, reconnues, découvertes, par des non-chrétiens ou des ennemis du Christ.
Ces vérités partielles et relatives trouveront précisément tout leur sens, toute leur valeur, lorsque, détachées des motifs de base (et des visions) apostats qui les « faussent », elles seront interprétées et intégrées dans une conception chrétienne du monde et de l’homme.
La méthode critique de la pensée chrétienne, ouverte et souple, permet tout autant d’être exclusif des faux motifs de base qu’inclusif des vérités de toute pensée humaine même non chrétienne ou antichrétienne.
Bien plus : parce qu’elle découvre les motifs de base souvent cachés qui déforment les vérités inscrites et reconnaissables dans des systèmes non chrétiens et provoquent les oppositions radicales entre ces systèmes, la recherche théorique chrétienne peut réconcilier et pacifier en elle ce qui ailleurs bataille et s’oppose vainement.
Alors que la pensée occidentale, inconsciente de ses présupposé religieux apostats, devenue littéralement « ivre » de sa prétendue autonomie, devient de plus en plus incapable d’assumer sa tâche proprement philosophique et se laisse supplanter par un pragmatisme pratique qui la rejette vers une pure mythologie ou de curieux ésotérismes, il appartient à la pensée chrétienne de découvrir de mieux en mieux la grande vocation par laquelle Dieu l’interpelle pour sa gloire et le progrès du peuple chrétien dans la reconnaissance et l’obéissance de la foi.

Note :

1. Trois Réformateurs. Plon 1925, pp. 46 ss.

Référence : Article tiré de Fondements pour l’Avenir, Aix-en-Provence, Éditions Kerygma, 1982.


Pierre COURTHIAL

Pierre Courthial (1914-2009), pasteur et enseignant, fut une figure de proue du mouvement réformé de tendance “évangélique” et confessante du siècle dernier. Il s’est notamment consacré à la mise en place et au développement de la Faculté Libre de Théologie Réformée (FLTR), aujourd’hui la Faculté Jean Calvin.