Le transhumanisme et la doctrine de la création
Par Gérald Pech
Un métarécit des origines fondateur de la vision du monde
Toute civilisation est construite sur un métarécit des origines. Autrefois, l’Occident était façonné par le métarécit traditionnel de la Genèse et sa cosmologie associée. Aujourd’hui, l’évolution est devenue le métarécit des origines de notre civilisation. L’évolution est beaucoup plus qu’un mécanisme de création, une simple théorie scientifique neutre. En fait, le discours évolutionniste se situe tout à la fois sur les plans scientifique, théologique, ontologique et métaphysique, enraciné dans une vision cosmologique d’ensemble. L’évolution est devenue une vision du monde englobant tout, munie de sa propre métaphysique, de sa propre ontologie et de sa propre théologie. Elle fait office de mythe fondateur se substituant au récit créationnel de la Genèse. Et en tant que mythe fondateur, elle constitue une grille de lecture de l’ensemble de la réalité, une philosophie de la nature qui vient évincer la révélation biblique qui nous a été donnée du cosmos, de la nature et de l’homme.
Le terreau du monisme physicaliste
A. L’anthropologie évolutionniste
Si la thèse dichotomiste de la constitution double de l’homme a longtemps prévalu dans les églises, acceptée comme l’évidence même, depuis les années 1925-1930 elle a été remise en cause par les théologiens Johannes Pedersen et Rudolf Bultmann qui ont tous les deux insisté sur le fait que, dans la pensée hébraïque et en particulier dans le livre de la Genèse, l’homme serait vu comme une unité psychosomatique dont il est impossible de séparer les constituants1 ; une âme serait la personne même, indivisible. Pedersen expose cette thèse dans son livre Israel: Its Life and Culture, en quatre volumes (1926–1934) 2. Pedersen affirme que « l’âme ne fait pas partie de l’homme, mais [est] l’homme en tant que totalité avec un sceau particulier ». Un homme [âme] « porte le sceau des conditions spéciales sous lesquelles il vit ». En bref, « l’âme est par conséquent un tout complet avec un sceau défini, et ce sceau se transmute en une volonté définie ». « La volonté est la tendance totale de l’homme. »3
De là, le terme de monisme, thèse découlant directement, en réalité, non pas tant de la pensée biblique, mais de la nouvelle anthropologie évolutionniste. Au sein de cette doctrine, c’est le physicalisme moniste qui prévaut, supplantant tout dualisme de substance (cartésien ou non), dérivant de l’anthropologie chrétienne. L’âme n’est plus vue ici comme intégrée dans l’homme ; l’âme vivante, c’est l’homme. L’âme n’est plus une entité ontologique, mais un mot qui rend compte simplement des propriétés du cerveau lesquelles correspondent à des facultés cognitives générées par le cerveau et ses composantes (neurones, glandes, etc.) Selon la psychologie évolutive qui étudie le fonctionnement du cerveau, tout ce que l’on attribue à l’âme relève des fonctions générées par le cerveau et ses composantes. Cette affirmation est justifiée, comme l’avancent les spécialistes des neurosciences tels que Peter Clarke 4, par l’impressionnante quantité de données empiriques issues de nombreuses branches des neurosciences qui indique un fonctionnement mécaniste du cerveau. En effet, des régions particulières du cerveau se spécialisent dans différentes tâches. Un seul exemple sera pris ici, celui de l’analyse visuelle des objets qui implique des processus aujourd’hui compris finement par les scientifiques en termes de neurones : le câblage des neurones produit leurs propriétés fonctionnelles qui caractérisent les premières étapes du traitement visuel, tandis que la couleur, la forme, la profondeur stéréoscopique (distance de l’observateur) et le mouvement des objets sont analysés par les neurones dans des régions particulières du cortex cérébral. Et les simulations informatiques de ces différentes étapes de la vision humaine confirment la justesse de la compréhension mécaniste qui vient d’être décrite. D’autres fonctions du cerveau comme le stockage et la récupération de souvenirs peuvent également se prêter à une description mécaniste 5.
En fait, toutes les fonctions cognitives de haut niveau (l’attention, le langage, les fonctions exécutives, voire même la conscience, etc.) sont vues comme représentant un avantage adaptatif, soit comme le produit de l’évolution, c’est-à-dire qu’elles résultent de la sélection naturelle, et les scientifiques évolutionnistes mettent en avant de multiples expériences significatives pour soutenir cette position. Explicitons cela. De multiples expériences neurophysiologiques récentes menées sur des singes ont amené les neurobiologistes à interpréter le fonctionnement du système visuel dans le cadre théorique des inférences bayésiennes 6 hiérarchiques. En effet, des enregistrements électrophysiologiques de neurones visuels primaires chez des singes éveillés ont révélé des temps de réponse à très longue latence et suggèrent que les signaux perceptuels et décisionnels émergent dans le cortex visuel primaire et le cortex préfrontal presque simultanément, ce qui indique que l’information est traitée dans le cortex visuel primaire sur de nombreuses strates de complexité, et que la rétroaction des zones d’ordre supérieur peut moduler le traitement opéré par le cortex visuel primaire. En d’autres termes, cette rétroaction est interprétée aujourd’hui dans la communauté des neurosciences comme des a priori contextuels qui influencent directement ou indirectement des inférences de plus bas niveau, ce qui explique pourquoi l’attention est vue conceptuellement comme une inférence bayésienne 7, 8. L’on sait aujourd’hui que la région du lobe préfrontal est largement impliquée dans ce que l’on appelle en neuroscience l’« administrateur central » (cf. le modèle de la mémoire de travail d’Alain Baddeley9) et que plus cette région est développée chez un animal et que plus des connexions sont distribuées efficacement avec les autres régions cérébrales, plus l’animal dispose de facultés cognitives de haut niveau. L’homme, quant à lui, possède des facultés cognitives époustouflantes, et la qualité de ses représentations mentales est enrichie grâce au langage ; l’architecture et l’organisation de son cerveau lui permettent de se référer à la première personne (« Je ») et d’avoir une conscience réflexive ainsi qu’un jugement moral rétroactif sur ses actes. Dans une perspective évolutionniste, c’est en cela qu’il est une personne et non parce qu’il a une âme immatérielle, détachée du corps. Donc, en réalité, la seule réalité ontologique de l’homme naturel peut se réduire à sa composante dite « animale ».
En outre, selon les évolutionnistes, de nombreuses données empiriques montrent de manière indubitable la relation étroite, l’interdépendance entre l’âme et le cerveau. Par exemple, des patients présentant des lésions cérébrales manifestent des troubles cognitifs en fonction des régions cérébrales touchées.
Le monisme physicaliste fondé sur le naturalisme évolutionniste semble donc exclure toute nécessité de postuler l’existence d’une âme immatérielle, distincte du corps. Les théologiens chrétiens évolutionnistes ont justifié l’anthropologie évolutionniste en prétendant que la Bible enseigne le monisme.
Les évolutionnistes théistes acceptent les thèses évolutionnistes, et par conséquent rejettent le dualisme de substance, même de type interactionniste (c’est-à-dire dans lequel l’âme, séparée du cerveau, interagit cependant avec ce dernier), tout en refusant le matérialisme éliminatoire qui rejette l’esprit comme illusoire. Ils disent que le corps humain est le produit de l’évolution, tandis que l’âme vivante est le résultat de ce qui est créé : la personne humaine. Pour sauvegarder la causalité mentale, l’intentionnalité, le libre arbitre libertaire, la rationalité, l’unité de l’être, l’unité de la conscience tant à un instant t que dans le temps, ainsi que la survivance de la personne à la mort physique, et dans le but de prendre en compte les interdépendances entre l’esprit et le corps avérées par les découvertes scientifiques les plus récentes, ils ne peuvent se rabattre que sur deux options possibles : soit un monisme qu’ils qualifient de « modéré », tel qu’un monisme à double aspect10 dans lequel la description subjective, mentale de la vie intérieure et la description objective, externe, matérielle donnée par les neurosciences seraient deux visions complémentaires d’une même et seule entité11 soit un dualisme émergentiste. La thèse émergentiste, que défendent, par exemple, Philip Clayton et Paul Davies12 ou encore William Hasker13, se décline elle-même en plusieurs variantes. L’idée fondamentale de cette thèse est que l’émergence des propriétés mentales (et donc de l’âme, dans la terminologie biblique) ou de la conscience individuelle ou encore de l’esprit intervient suite à tout un développement évolutif, à partir du cerveau (c’est-à-dire de la matière). Cette individualité est vue comme agissant sur le cerveau et présente une différence qualitative avec ce dernier qui l’a générée, sans exister cependant de manière indépendante du corps, à la différence des diverses formes de dualisme. L’esprit résulte de la matière, il est maintenu en existence par cette dernière. L’esprit survit à la mort physique par un acte surnaturel de Dieu soit par son soutien direct, soit par la recréation d’un autre corps (à la résurrection.) Dans les deux options, l’âme vient de la matière, même s’il est concédé à Dieu le rôle subtil d’accorder à la matière les potentialités ou le pouvoir de produire les âmes. Dans les deux cas de figures (monisme « modéré » et dualisme émergentiste), les évolutionnistes théistes soutiennent toujours le monisme physicaliste de la psychologie évolutive, tout en voulant introduire Dieu comme cause première de la création de l’homme. Mais en acceptant le monisme physicaliste, ils se placent déjà sur une pente glissante en niant le caractère spirituel et immatériel de l’âme, c’est-à-dire qu’ils rabaissent la nature profonde de l’homme au niveau des seuls processus neurophysiologiques.
B. Les neurosciences et l’intelligence artificielle
En parfaite cohérence logique avec leurs présupposés naturalistes et matérialistes qui découlent des prémisses évolutionnistes, les neuroscientifiques croient que, par computation, la matière est tout à fait capable de simuler la pensée et toutes les opérations cognitives que l’on attribue à l’âme. Les neurosciences cognitives ont proposé plusieurs modèles théoriques, dont la validation est prétendument malheureusement bridée à l’heure actuelle par l’état d’avancement non abouti des technologies (par exemple, l’espace de travail neuronal global de Dehaene et Changeux14), mais qui sont salués comme étant très prometteurs. Les scientifiques évolutionnistes pensent que ce n’est qu’une question de temps, et qu’avec les progrès rapides de la technologie, l’on arrivera à créer artificiellement la conscience. Pour ce qui est de l’apprentissage, la mémoire, l’attention, etc., les travaux d’Éric Kandel15 (né en 1929) sur l’aplysie sont acclamés comme montrant comment ces facultés cognitives peuvent être produites par des circuits de neurones, les synapses, etc. Les recherches de Kandel sur les bases physiologiques du stockage dans la mémoire et sur la formation de la mémoire long terme s’appuyèrent sur l’étude de l’Aplysia californica, une limace de mer géante possédant un très petit nombre (20000) de neurones organisés en ganglions. Ces neurones ont la particularité d’être de plus grande taille que chez n’importe quel autre animal. Les études sur des modèles animaux ayant un système nerveux simplifié ont permis de mieux comprendre les mécanismes moléculaires et cellulaires sous-tendant l’apprentissage. L’aplysie, en l’occurrence, est capable de nombreux apprentissages non déclaratifs, dont l’habituation, la sensibilisation et le conditionnement classique associant deux stimuli sensoriels. Kandal cartographia les éléments clés du circuit de communications électrochimiques entre les neurones sensoriels et moteurs impliqués dans le réflexe de retrait de la branchie et du siphon chez l’aplysie, circuit d’apprentissage simple chez l’aplysie. Il découvrit que la force des connexions entre les cellules nerveuses est modifiée par l’apprentissage. L’habituation à court terme est caractérisée par une modification transitoire de l’efficacité fonctionnelle des synapses, tandis que l’habituation à long terme est caractérisée par une modification structurale des connexions synaptiques. Une seule connexion synaptique peut contribuer à deux formes de stockage mnésique à court terme (habituation et sensibilisation.) L’on sait maintenant que des changements dans le signal chimique qui transite entre les neurones sensoriels et moteurs peuvent se traduire par un renforcement à court terme des connexions synaptiques, et qu’une altération dans l’expression des gènes dans la cellule donne lieu à des changements anatomiques dans le neurone qui se manifestent par la croissance de nouvelles connexions synaptiques intercellulaires, ce qui entraîne des changements à long terme de la mémoire. Les travaux de Kandel sur l’aplysie ont donc montré que la plasticité synaptique joue sans doute un rôle fondamental dans les processus de mémorisation et d’apprentissage, et ont permis de considérer les changements d’efficacité synaptique comme une forme élémentaire d’apprentissage contribuant vraisemblablement à la mémorisation dans le système nerveux, mais cela est entièrement différent de l’affirmation extrapolée selon laquelle toutes les fonctions cognitives de haut niveau se ramènent à des processus neurophysiologiques seuls. Qu’à cela ne tienne, dans ce champ de recherche très actif, les scientifiques évolutionnistes sont cependant convaincus qu’avec l’accélération exponentielle des progrès technologiques à l’instar de l’évolution prodigieuse de la puissance de calcul des micro-processeurs (suivant la loi de Moore16) depuis l’apparition des transistors dans les années 1950, l’intelligence artificielle (IA) parviendra à se hisser au niveau de la pensée humaine et des facultés cognitives les plus complexes de l’homme, puisque l’âme se réduit à des propriétés physiques du cerveau : les transhumanistes annoncent l’émergence d’une forme de conscience qui aura lieu dans plusieurs machines individuées ou sera immanente au réseau de machines.
À partir de l’état actuel des neurosciences, des extrapolations hardies, comme nous le verrons sous peu, sont réalisées par des technoscientifiques comme Raymond Kurzweil17, directeur de l’ingénierie chez Google depuis 2012, ce qui donne lieu au concept d’augmentation de l’homme, d’extension de l’humanité à travers la technologie pour parvenir, en définitive, à l’immortalité. Ce brillant ingénieur futuriste, Kurzweil, est parvenu à de telles extrapolations qui rapprochent la science de la science-fiction au moyen du concept de « singularité technologique », c’est-à-dire un immense saut technologique reposant sur trois révolutions combinées : la révolution génétique, la révolution nanotechnologique et la révolution robotique.
Kurzweil explique que les nanorobots permettront l’extension de la pensée humaine à travers la fusion d’une intelligence biologique et d’une intelligence non-biologique, c’est-à-dire d’une intelligence relevant des machines. La nanorobotique permettra d’ici là d’augmenter les performances de nos millions de milliards de connexions interneuronales très lentes grâce à des connexions virtuelles à haute vitesse. L’intelligence humaine bénéficiera des prouesses de l’IA qui permettra de dépasser les limites et contraintes de l’architecture de base des régions neuronales du cerveau. Les implants dans le cerveau constitués de nanorobots intelligents massivement distribués étendront la mémoire humaine et amélioreront toutes les capacités cognitives humaines de manière exceptionnelle, allant des capacités sensorielles à la reconnaissance des formes et à la pensée. La puissance de l’IA sera tellement décuplée que cette dernière deviendra l’intelligence artificielle dit forte, rendant la machine dotée d’une capacité de réflexion dépassant celle de l’homme. Il naîtra, à la fin du XXIe siècle, une nouvelle civilisation, celle des cyborgs, où l’IA forte sera hybride, mi-machine, mi-humaine, car dérivant de l’homme. Des milliards de nanorobots circuleront dans les canaux sanguins irriguant nos corps et nos cerveaux, ils détruiront les pathogènes, corrigeront les erreurs de l’ADN, élimineront les toxines et effectueront de nombreuses autres tâches qui auront pour effet d’améliorer notre bien-être, de supprimer le vieillissement, et à terme de nous procurer l’immortalité. Tandis que la pensée humaine biologique est limitée à 1016 calculs par seconde (cps) par cerveau humain (d’après les modélisations neuromorphiques des régions du cerveau) et à 1026 cps pour tous les humains réunis, la puissance de calcul de l’IA forte, en croissance exponentielle, dépassera celle de l’intelligence biologique au milieu des années 2040. Telle est la vision de l’avenir de l’humanité, d’après Kurzweil : l’IA marquera un saut évolutif sans précédent pour l’humanité, un saut jamais vu depuis que l’humanité existe18. Quel chemin argumentatif Kurzweil a-t-il emprunté pour parvenir à une telle vision futuriste ?
C. Machines moléculaires et nanotechnologies
Le point de départ pour Kurzweil est un axiome, par nature indémontrable, qu’il introduit dans sa réflexion et sur lequel il s’appuie, axiome qu’il ne cherche ni à contester ni à critiquer de manière raisonnée. Cet axiome est le suivant : « La preuve ultime de la faisabilité d’un assembleur moléculaire est la vie elle-même. En effet, à mesure que notre compréhension s’approfondit de ce que les processus de la vie sont basés sur l’information, nous découvrirons des idées spécifiques qui sont applicables aux exigences relatives à la conception d’un assembleur moléculaire généralisé. »19 Pour lui, comme le résument Francis Chateauraynaud et al., « le principe est simple : l’on a un modèle du vivant dont on peut désormais étudier les mécanismes à l’échelle nanométrique. Dès lors que des flux d’informations sont identifiés, ils peuvent être reproduits et des nano-ordinateurs dotés de jeux d’instruction peuvent être introduits dans les processus vivants. »20
À l’évidence, Kurzweil et les transhumanistes font preuve ici d’un raisonnement réductionniste simpliste en supposant une transposition parfaite dans un même espace computationnel des éléments qui interagissent au niveau cellulaire, hypothèse assortie de leur monisme physicaliste évolutionniste axiomatique qui est invoqué, en filigrane, pour englober jusqu’à la pensée et la conscience dans le champ contingent des possibles des nanotechnologies, de la bio-informatique, de l’IA et des technosciences. Mais ce fut le chimiste, professeur de chimie, de physique et d’astronomie à l’Université Rice et prix Nobel de chimie en 1996, Richard Smalley (1943-2005), diplômé de l’Université Princeton et découvreur du fullerène, qui contesta les thèses enthousiastes de Kurzweil, et « nie à la fois les promesses et les dangers de l’assemblage moléculaire21.» Richard Smalley était un spécialiste des nanotechnologies, et il présenta deux arguments majeurs pour objecter à la faisabilité technologique d’assembleurs moléculaires tels que les présentait une autre sommité dans le domaine des nanotechnologies, Eric Drexler22, alors chercheur au Laboratoire d’Intelligence Artificielle du Massachusetts Institute of Technology (MIT) :
- les « gros doigts » (fat fingers), et
- les « doigts collants » (sticky fingers).
La première objection, celle des « gros doigts », consiste à partir de la nature mécanique de la conception des assembleurs moléculaires selon Drexler, puis à montrer que cette conception se heurte à l’infaisabilité du fait même des hypothèses de mécanicité qu’elle requiert. En effet, pour qu’un assembleur moléculaire puisse « mécaniquement positionner des molécules réactives » avec une « précision atomique » et ainsi guider la synthèse chimique des structures complexes, Smalley argumente qu’il faudrait avoir des nanorobots possédant des bras manipulateurs. Mais comme les doigts des bras de ces nanorobots doivent eux-mêmes être faits d’atomes, il n’y aurait alors pas assez de place à l’échelle nanométrique pour être en mesure de contrôler la position de chaque atome de manière précise. Le problème se complexifie encore lorsque l’on considère qu’en réalité il faudrait, pour assurer le contrôle complet de tout le processus de synthèse chimique, non pas un seul bras manipulateur, mais de nombreux bras et donc de nombreux doigts. Ces doigts étant faits d’atomes de taille irréductible, il n’y aurait simplement pas physiquement assez de place dans la région de la réaction chimique à l’échelle nanométrique pour contenir tous les doigts de tous les bras manipulateurs nécessaires au contrôle total de la machine chimique.
Cette objection se double d’une deuxième, celle des « doigts collants » qui s’énonce comme suit : le contrôle précis voulu des atomes que requiert la conception moléculaire de Drexter est rendu impossible par le fait que les atomes composant les bras manipulateurs entreront en interaction avec d’autres atomes de toutes les manières inattendues possibles. Pour Smalley, « les doigts des manipulateurs du nanorobot autoréplicable hypothétique sont […] trop collants : les atomes des mains manipulatrices adhéreront à l’atome qui est en train d’être déplacé. Ainsi, il sera souvent impossible de poser ce minuscule élément de construction précisément au bon endroit »23.
Ces deux arguments qui s’appliquent à des atomes individuels, Smalley les étendra dans leur application à des éléments de construction plus grands et plus complexes tels que les molécules réactives, transformant donc les processus mécaniques en processus chimiques. Là encore, comme chaque molécule réactive doit contrôler de multiples atomes pendant la réaction, il faudrait encore bien davantage de doigts pour s’assurer que ces atomes ne partent pas en vrille. Drexler éluda ces objections, tout d’abord en arguant que la conception d’assembleurs moléculaires n’était pas un processus mécanique, mais un processus chimique qui n’aurait pas besoin de doigts, mais d’enzymes et de ribosomes. Néanmoins, les considérations de Smalley conduisaient au fameux dilemme de Smalley : ou bien l’assembleur moléculaire est une entité de type aqueux, ou bien il ne l’est pas. Dans le cas où le nanorobot est une forme de vie de type aqueux, alors il sera limité sérieusement dans sa latitude d’action par tout un ensemble de vulnérabilités et de limitations. Et si le nanorobot n’est pas une forme de vie de type aqueux, alors « un vaste pan de la chimie nous a échappé pendant des siècles »24, dit-il dans sa réponse à Drexler.
Dans un deuxième temps, confronté à la force des objections persistantes de Smalley, Drexter se refusa à fournir des détails sur le fonctionnement des processus chimiques, et retourna simplement au domaine mécanique, en faisant appel, cette fois-ci, à des éléments non chimiques empruntés au monde informatique : transporteurs, ordinateurs et dispositifs de positionnement25. Cette absence de réponse illustre le type de voie sans issue auquel un scientifique embrassant le réductionnisme mécaniste est acculé lorsque des objections scientifiques sont présentées prenant au sérieux les hypothèses mécanistes de la vie. Kurzweil, pareillement, ne peut présenter d’autres « preuves » de cette conviction optimiste relative à l’assemblage moléculaire prétendument réalisable artificiellement par l’homme que l’argument sophistique de l’apparition de la vie la toute première fois, preuve faible, s’il en est26, ne serait-ce que sur le seul plan logique : que la vie soit apparue n’entraîne en rien que l’homme puisse la fabriquer artificiellement, mais pose plutôt la question de l’existence d’un Concepteur au génie suprême et à l’intelligence illimitée ; et si un tel Concepteur divin existe et a créé la vie et le monde, y compris l’homme, alors il serait raisonnable de penser que l’acte de création ex nihilo par ce Dieu soit une prérogative dont lui seul connaît la clé, et qu’un abîme infranchissable le sépare de ses créatures finies.
Richard Smalley était également conscient des dangers des spéculations pseudo-scientifiques sur les nanotechnologies. Au cours de la dernière année de sa vie, il devint chrétien, expérimentant la différence entre le fait de simplement croire en Dieu comme Créateur et se confier réellement en lui pour qu’il règne sur sa vie. Mais son engagement envers la rigueur, l’intégrité scientifique et l’honnêteté intellectuelle l’avait certainement préparé à cette conversion. Il était parvenu, au terme d’une étude approfondie de la théorie de l’évolution darwinienne et, en parallèle, de la théorie du dessein intelligent, à la conclusion que le darwinisme était erroné, ce qu’il exprima dans un exposé antidarwiniste lors d’une conférence à l’Université de Tuskegee, aux États-Unis, dans les termes suivants :
La responsabilité des preuves repose sur ceux qui refusent de croire que la Genèse a raison, que la création est un fait et que le Créateur continue de s’impliquer. Le fait est que cette planète a été conçue spécifiquement pour la vie de l’homme27.
Le transhumanisme comme aboutissement logique d’une vision du monde marquée par le réductionnisme évolutionniste
Le transhumanisme est l’héritier de l’humanisme des Lumières poussé dans ses ramifications technoscientifiques issues d’une vision évolutionniste du monde drapée d’aspirations foncièrement religieuses. Il constitue le tournant inéluctable dans le mouvement de la modernité occidentale qui cherche à rompre à tout prix avec ses attaches chrétiennes. Le transhumanisme cherche à se libérer des entraves de la religion chrétienne, et s’insère en cela dans l’utopie des Lumières : le transhumanisme se proclame comme une nouvelle religion anthropocentrée cherchant le salut de l’homme par la technologie et sans Dieu. C’est bien en cela qu’il s’affirme comme le digne héritier de cette recherche d’« illumination » séculaire des Lumières. Francis Chateauraynaud, Marianne Doury et Patrick Trabal ont décodé avec clairvoyance cette prétention religieuse du transhumanisme et l’expriment comme suit :
Le transhumanisme tel qu’il s’est formé au fil des manifestations successives – voir la trajectoire éphémère des extropiens – n’apparaît pas comme une dérive sectaire ou un univers parallèle de prophètes et de performeurs déboussolés mais bien comme un potentiel inscrit dans les cadres culturels profonds de l’Occident qui, dans le développement de la modernité, font converger la libération des sciences et des techniques de toute entrave religieuse, la rationalité de l’ordre social et du bien collectif – en l’occurrence l’avenir de l’espèce humaine –, et la quête de salut individuel. Les trois plans se rejoignent dans ce qu’Egdar Morin, dans L’Homme et la Mort (2002), désigne comme le propre de la culture chrétienne tendue vers « l’appel de l’immortalité individuelle » et la « haine de la mort ». Voir Maestrutti qui dans Imaginaires des nanotechnologies replace le foisonnement des visions et des fictions liées aux nanotechnologies, ce qu’elle nomme les techno-utopies, sont dans le droit fil de la culture occidentale. Les technoprophètes n’hésitent pas à remonter à Francis Bacon et les transhumanistes se réfèrent explicitement aux Lumières. Pour les philosophes des Lumières, qui inaugurent le culte du progrès et de la perfectibilité de l’être humain, la mort est un obstacle à combattre, repousser, jusqu’à parvenir à le lever grâce aux sciences – et les transhumanistes les plus éclairés entendent faire valoir qu’ils en sont les dignes successeurs28.
Y a-t-il lieu de s’étonner d’un tel langage religieux ? En effet, l’abandon de l’enseignement scripturaire concernant la création de l’homme et l’anthropologie a nécessairement de profondes conséquences sur la compréhension de la nature de la personnalité humaine, de la réalité de la vie après la mort, des possibilités de la technologie alliée aux progrès vertigineux dans les domaines de l’IA et des neurosciences. Devant la perspective de la mort humaine sous un ciel qui n’abrite plus aucune transcendance, une fois que l’espérance chrétienne de la rédemption disparaît, un substitut, un ersatz fabriqué de toutes pièces grâce aux prouesses des technosciences devait assurément paraître pour combler le vide créé.
Mais la compréhension christologique du telos (terme grec signifiant fin, achèvement, accomplissement) issue de la doctrine de la création se marie difficilement avec les vues des philosophes et théologiens transhumanistes qui accentuent les éléments suivants comme fondamentaux : un futur ouvert et contingent, l’imposition d’un ordre évolutif, la dimension artificielle de l’humain qui serait un « artefact s’autoconstruisant » et le hasard.
C’est en partant de ces prémisses évolutionnistes que s’impose la nécessité pour l’humain comme être cocréateur d’assumer le contrôle de sa propre évolution en employant la technologie qui n’agit pas seulement sur l’environnement de l’homme, mais sur l’homme lui-même. Dans la perspective évolutionniste, il n’y a pas de différences fondamentales entre un termite et l’homme, ni entre la machine et l’homme. Il est donc normal qu’armé de ce métarécit des origines, l’on en vienne à conclure qu’avec les progrès de la technologie, l’on arrivera à créer l’intelligence ainsi que la vie qui, clame-t-on, n’est qu’un agencement d’atomes. Le transhumanisme est l’aboutissement logique du réductionnisme évolutionniste.
Marc Roux, président de l’Association Française Transhumaniste, s’exprime comme suit :
Pour les Transhumanistes, l’approche qui prévaut en général est celle du matérialisme. L’Humain n’est qu’un composé complexe de la matière. Il est le fruit d’une longue évolution biologique, mais, de même qu’il ne se situe pas à l’origine de cette évolution, il n’en constitue probablement pas la fin ! Il n’y a pas de raison pour que l’évolution qui est devant nous soit moins longue, et moins riche en péripéties que celle qui est derrière nous. Pour les Transhumanistes, il n’y a pas un « être » humain intemporel. Ils se placent donc radicalement dans le camp des partisans d’une « mutabilité » de l’Humain, corps et pensée29.
La mécanisation de la vie qui se trouve au cœur du projet transhumaniste lequel s’appuie sur la révolution nanotechnologique est, en fin de compte, inséparable d’un projet d’instrumentalisation de la vie et de contrôle sur la nature. Outre des questions épistémologiques qui sont laissées béantes et constituent en elles-mêmes des objections fortes contre l’orientation transhumaniste, ce projet soulève des problématiques éthiques. L’entreprise actuelle d’artificialisation de la nature n’est cependant pas nouvelle, elle plonge ses racines dans un conflit séculaire qui oppose deux conceptions de la technologie. D’un côté, les arts tels que l’agriculture, la fabrication artisanale, l’outillage, la cuisine et la médecine étaient considérés comme un moyen d’assister, d’améliorer la nature en employant les pouvoirs de la nature de manière légitime, avec reconnaissance envers le Créateur pour ses dons prodigués, dans une attitude humble de réception et avec un sentiment d’émerveillement face à puissance de Dieu se manifestant dans la beauté de la création. De l’autre, se trouvait la conception selon laquelle les arts et la technique étaient un moyen pour l’artisan d’imposer à tout prix sa rationalité et ses propres règles à la matière passive comme le ferait un démiurge. Il ne fait aucun doute que le transhumanisme est animé des mêmes motivations démiurgiques poussant à prendre le contrôle sur la nature à l’échelle atomique à travers des machines moléculaires, pour étayer une soif inavouée de toute-puissance d’un nouveau genre posthumain30. Or, Dieu avait donné à l’homme le mandat de gérer la terre et d’exercer la domination sur toute la création, non comme des maîtres féroces, mais comme les gardiens de la création, avec bienveillance, intelligence et dans un saint respect pour l’ordre créé, l’ordre du cosmos, se réjouissant du bonheur de la gloire du Dieu créateur au travers de cette création donnée comme un don d’amour à l’homme.
La doctrine biblique de la création
A. Des repères bibliques
Ainsi, pour comprendre le développement du transhumanisme, il est nécessaire de se rappeler un certain nombre de repères bibliques découlant directement de la doctrine de la création, et de les mettre en contraste avec la doctrine transhumaniste. Les doctrines théologiques fondamentales issues de la doctrine de la création sont les suivantes :
- Le Logos incarné et la création : il existe un lien indissociable entre christologie et création, pour la compréhension de cette dernière. Dès l’origine, la création est décrétée très bonne. Cela signifie que l’univers n’est pas le produit de forces aveugles, mais le résultat d’un acte de volonté libre de Dieu, en Jésus-Christ. La création tire son origine de Dieu, et les créatures sont bonnes et destinées à être en relation avec Dieu. La création ne saurait ainsi être comprise en dehors de cette alliance relationnelle avec Dieu, une alliance qui relève de la pure grâce de Dieu, destinant et élevant sa création à une dimension de gloire et de dignité. La christologie régit la doctrine de la création au sens où, Jésus Christ, le Logos incarné, le Logos créateur et médiateur de toute la création, est la clé de voûte même de toute connaissance dans l’ordre du créé.
- Adam a été créé à l’image de Dieu et n’est pas le produit d’une évolution aveugle par les seules forces naturelles agençant la matière. Cela implique que l’homme est à la fois physique (il a un corps) et spirituel (il possède une âme immatérielle et immortelle). L’Écriture enseigne donc une forme de dualisme de substance : l’âme est une substance immatérielle créée par Dieu et distincte du corps, elle est le centre de la personnalité et de l’être profond.
- Il y a une discontinuité infranchissable entre la matière inerte et la vie, entre les différentes espèces, et entre les animaux et l’homme. Cette différenciation est voulue par Dieu et structure l’ensemble de la création, lui assurant stabilité et fixité, les fluctuations et la plasticité du vivant étant très limitées et s’opérant uniquement à l’intérieur d’un même genre. Cette stabilité des espèces correspond bien à la fonction de définition réaliste du langage, – les êtres et les choses étant créés, il faut s’en souvenir, par la Parole créatrice de Dieu -, par opposition à son contrepoids nominaliste de toute la tradition philosophique idéaliste.
- Le schème Création/Chute/Rédemption parcourt toute l’histoire de l’humanité. Adam, avant la Chute, a été créé parfait et destiné à vivre éternellement. La Chute a introduit le dépérissement physique et la mort, et l’homme ainsi que l’ensemble de la création ont depuis lors gardé cette mortalité comme conséquence et effets transgressifs du péché. Dieu a mis en œuvre son plan de rédemption en envoyant Jésus-Christ s’incarner, vivre et mourir sur la croix comme sacrifice expiatoire et propitiatoire. C’est uniquement dans la rédemption de Christ que se trouve le remède à la déchéance morale de l’homme et à la tyrannie de la mort. La nouvelle humanité rachetée vit, par anticipation, les prémices de l’éternité par la nouvelle création commençant par la régénération et qui ne sera rendue parfaite que par la résurrection des corps, au dernier jour. L’incarnation et la résurrection sont les thèmes christologiques majeurs de toute la révélation biblique. La résurrection, indissociable de la crucifixion, constitue la justification de toute une création que le Christ incarné est venu sauver. Elle implique le renouveau de la création révélant à cette dernière sa véritable destinée.
B. L’anthropologie biblique
La connaissance de nous-mêmes est étroitement liée à la connaissance de Dieu, comme le souligne Calvin dans l’Institution, ce qui rejoint le projet d’Augustin qui se résumait à la formule « Connaître Dieu et l’âme ». Comme le célèbre théologien français Henri Blocher le rappelle, Calvin montrait le sens biblique de cette formule : la seconde vérité que l’Écriture veut inculquer au lecteur, venant après la vérité sur Dieu, est la vérité sur l’homme. Par conséquent, il nous faut nous tourner vers la Révélation pour apprendre à connaître notre âme et la constitution de l’être individuel, que l’on nomme sous les appellations de l’âme et de l’esprit, question éminemment importante à laquelle nous allons nous attacher ici.
L’anthropologie biblique comporte les éléments clés suivants :
- Adam et Ève sont présentés comme de véritables personnages historiques, dans le Premier Testament comme dans le Second (cf. Genèse 1-5 ; 1 Chroniques 1:1 ; Luc 3:38 ; Romains 5:14 ; 1 Corinthiens 15:45 ; 2 Corinthiens 11:3 ; 1 Timothée 2:13-14 ; Jude 1:14).
- L’âme est créée et insufflée par Dieu au moment de notre création, et l’âme n’est pas le produit ou le prolongement de l’évolution du corps (cf. Genèse 2-7).
- L’âme est une substance rationnelle et spirituelle qui survit à la mort du corps (cf. Matthieu 10:28 ; Jacques 2:26 ; Apocalypse 20:4). Elle est donc nécessairement différente du corps.
- En même temps, l’homme est une entité présentant une unité organique entre ses divers constituants : corps, âme et esprit, qui, s’ils sont distincts, sont néanmoins profondément liés, entrelacés et interdépendants (cf. Thessaloniciens 5:23 ; Hébreux 4:12).
- L’âme est immortelle (cf. la parabole de l’homme riche et du pauvre, Lazare, dans Luc 16:19-31 ; Apocalypse 20:4 ; Matthieu 10:28 ; 1 Pierre 3:4 ; 1 Corinthiens 15:42, 50, 53-54 ; 2 Corinthiens 4:16 ; 2 Corinthiens 5:1; 2 Thessaloniciens 2:16), car elle n’est pas faite d’un agencement d’atomes qui peuvent être séparés en partie. Comme elle n’est pas composée, elle ne peut pas se décomposer.
- L’âme doit, après la mort, être réunie au corps par la résurrection. La résurrection des corps est donc nécessaire pour compléter et parfaire notre nature humaine au ciel.
- L’on ne peut pas expliquer la conscience et le libre arbitre par l’évolution. Entre la connaissance sensible des animaux et la pensée rationnelle humaine, il n’y a pas seulement une différence de degré, mais une différence de nature.
Parmi les schémas philosophiques cherchant à intégrer ces données bibliques importantes, l’on pourra mentionner les différents types de dualisme, le dichotomisme et le trichotomisme ainsi que l’hylémorphisme, terme désignant la doctrine d’Aristote et des scolastiques selon laquelle l’être est constitué dans sa nature de deux principes complémentaires, la matière (hylê) et la forme (morphê). Aristote comprenait la relation de l’âme au corps sur le modèle de la relation entre la forme et la matière, et l’hylémorphisme désigne par-là une doctrine selon laquelle l’âme est unie au corps comme l’est la forme à la matière. Ainsi, « l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote dans son navire » (comme le soulignait le philosophe Platon), mais comme étant une unité intrinsèque où l’âme est essentiellement et en elle-même la forme du corps. Elle maintient donc l’unité substantielle de la nature humaine. L’hylémorphisme aristotélicien servit de fondement philosophique à la théologie de Thomas d’Aquin qui voulait répondre à la question de savoir comment il était possible de maintenir l’unité de la personne humaine sans risquer de faire de l’homme un simple agrégat ou un assemblage de parties hétéroclites. Chez Aristote, le corps et l’âme forment chacun, pris séparément, une substance incomplète, et seule leur union constitue une substance complète. Mais la distinction entre les deux est-elle réelle ou seulement « de raison » ? Thomas d’Aquin, voulant se démarquer de toute la tradition platonicienne qui l’avait précédé et qui accentuait les dichotomies ou trichotomies, affirmera l’unité profonde et organique de l’homme. Après avoir été condamnée au XIIIe siècle par le magistère catholique, la doctrine de Thomas sera complètement réhabilitée lors du concile œcuménique de Vienne (quinzième concile œcuménique) et deviendra depuis une définition dogmatique qui sera adoptée par toutes les traditions théologiques ultérieures, y compris protestantes, toutes formulations ternaires étant devenues suspectes et vigoureusement écartées.
1. Corps, âme et esprit : dualisme et trichotomisme
Le récit de la création de l’homme dans la Genèse permet de tirer tout un enseignement sur sa nature profonde. La Bible enseigne, en effet, que l’homme a un corps (), qu’il est fait de chair (), qu’il possède des entrailles (), un cœur (), une volonté (), une pensée ( ou ), une âme (), un esprit (). Elle enseigne, en outre, qu’à la mort le corps se sépare de quelque chose qui n’est pas le corps, c’est-à-dire de l’âme et de l’esprit. Le corps est donc mortel, tandis que l’âme et l’esprit survivent à la mort d’après Luc 16:22-26, 23:43, Philippiens 1:23-24, 2 Corinthiens 5:8, 12 et Apocalypse 20:4.
Toutefois, il est essentiel d’insister sur le fait que l’Écriture enseigne l’unité de l’homme enrobant à la fois son corps et sa personnalité, son être profond ; le médecin chrétien Christian Klopfenstein, l’exprime en disant que « le corps, l’âme et l’esprit sont des expressions différentes du même individu, et que corps et âme sont aussi étroitement imbriqués. (…) L’âme ou nephesh (hébreu) ou psyché (grec) nous permet d’être en relation horizontale avec les autres, avec la vie et le monde visible. Elle est le siège du sentiment du moi (personnalité, caractère, aspirations, désirs, soifs). Le mot âme ou chair est souvent employé pour désigner la personne toute entière. Le souffle de la respiration qui entretient la vie, le « gosier » (gorge), « ce qui vit sous ce qu’on voit », le moi et son monde d’aspiration (Psaumes 42:2 ; 63:2 ; 73:25 ; 119:20, 40, 174; Cantique des cantiques 7:11; différent de Genèse 3:16 ; 4: 7). »31 Il développe cette idée comme suit par une incursion médicale très intéressante :
Nos états d’âme, nos émotions, nos humeurs, notre anxiété ont des supports physiologiques : les neuromédiateurs. La Bible affirme que l’âme est dans le sang ; c’est la base de la psychopharmacologie (expériences de catatonie expérimentale de Baruk qui peuvent modifier la personnalité profonde d’un cerveau sain en modifiant la chimie du sang). […]
L’âme est donc l’articulation entre le monde matériel et le monde spirituel, c’est le souffle de Dieu sur la matière qui l’a mise en évidence et c’est pour cela que les maladies de l’âme peuvent être abordées d’un point de vue matériel avec des médicaments psychotropes et d’un point de vue spirituel en évoquant avec les patients des problèmes comme le sens de la vie, les mauvaises relations, le pardon, la révolte, le péché, les blessures…
Christian Klopfenstein
À ce stade, il est nécessaire de dire quelques mots à propos des deux grandes conceptions anthropologiques chrétiennes qui existent concernant la relation liant le corps, l’âme et l’esprit : le dualisme (encore appelé dichtotomisme) et le trichotomisme. Le premier, le dualisme, soutient que l’homme n’est constitué que de deux substances distinctes, le corps qui est matériel, d’un côté, et l’âme immatérielle, spirituelle, de l’autre, qui peut indifféremment et de manière interchangeable être appelée également l’esprit. Dans la deuxième conception, le trichotomisme, la substance immatérielle de l’homme se subdivise en deux substances ou composantes distinctes : l’âme et l’esprit, ce qui assure à l’homme une constitution tripartite.
2. Le dualisme
Le dualisme finit par s’imposer dans l’Église, alors que le trichotomisme était largement présent dans l’Église primitive. Le théologien réformé Charles Hodge (1797-1878) qui fut le directeur de la Faculté théologique de Princeton retrace rapidement l’historique du dualisme et du trichotomisme dans les termes suivants :
Cette doctrine de la constitution tripartite de l’homme adoptée par Platon fut introduite partiellement dans l’Église primitive, mais finit vite par être considérée comme dangereuse, si ce n’est hérétique. Les gnostiques soutenant que le [pneuma ou esprit] dans l’homme était une partie de l’essence divine et incapable de pécher ; et les apollinariens soutenant que Christ n’avait qu’un [soma, corps] et un [psyché, âme] humains, mais non un humain, l’Église rejeta la doctrine selon laquelle le et le étaient deux substances distinctes, puisque sur cette dernière étaient fondées ces hérésies. Plus tard, les semi-pélagiens enseignèrent que l’âme et le corps, mais non l’esprit de l’homme, étaient affectés par le péché originel. Tous les protestants, luthériens comme réformés, étaient, par conséquent, des plus zélés dans leur affirmation de ce que l’âme et l’esprit, et sont une seule et même substance et essence. Et ceci a été, comme il a été remarqué précédemment, la doctrine commune de l’Église32.
L’éminent théologien chrétien Henri Blocher résume les arguments exégétiques couramment avancés pour défendre le dualisme :
- La Bible utilise les mots différents âme et esprit non pas tant pour différencier la nature humaine en deux éléments séparés, mais pour en décrire des facettes différentes. Cet usage peut s’appliquer, par exemple, lorsque Jésus énonce le plus grand des commandements en Marc 12:30 : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et de toute ta force. » Il ne fait aucun doute qu’ici l’Écriture ne peut pas enseigner que l’homme est constitué des quatre parties distinctes que seraient le cœur, l’âme, la pensée et la force, excluant ainsi le corps, notamment.
- Les mots désignant respectivement âme et esprit dans le Premier et Second Testaments semblent être utilisés de manière interchangeable, comme des synonymes, dans un très grand nombre de textes, sans qu’il y ait de distinction significative entre les deux termes. Par exemple, dans Matthieu 10:28, Jésus parle de la mort du corps et de l’âme (ici au lieu de ) en enfer. Il en est de même dans Matthieu 6:25. Mais dans Ecclésiaste 12:7, 1 Corinthiens 5:3-5 et 1 Corinthiens 7:34, ce sont le corps et l’esprit (, ) cette fois qui sont liés. D’autre part, Genèse 35:18, 1 Rois 17:21 et Actes 15:26 font référence à la mort comme au fait de rendre l’âme, tandis que Psaumes 31:5, Luc 23:46 et Actes 7:59 mentionnent l’esprit à la place. De même, l’âme est ce qui survit à la mort d’après Apocalypse 6:9 et Apocalypse 20:4, tandis que Hébreux 12:23 et Pierre 3:19 parlent plutôt de l’esprit. Hébreux 6:19 décrit l’âme comme communiant avec Dieu, tandis que Romains 8:16 parle de l’esprit. Par comparaison, les passages utilisés par les trichotomistes pour soutenir leur point de vue sont au nombre de trois ou quatre seulement. En outre, les vocables originaux pour âme (nèfes, psuchè) et esprit (rûah, pneuma) admettent des chevauchements sémantiques trop importants et fréquents pour qu’ils puissent désigner des composantes différentes de la nature humaine. Il s’agit plutôt de cas d’hendiadys, soit deux mot proches par le sens jumelés pour rendre une idée unique, comme par exemple dans Psaumes 13:3, 24:4 et Proverbes 2:10 pour les mots cœur et âme, ou encore dans Exode 35:21, Psaumes 51:12, 78:7 et Esaïe 57:15 pour cœur et esprit. Cet usage d’hendiadys pourrait ainsi rendre vaine l’explication trichotomiste du passage clé de Hébreux 4:12.
- Par ailleurs, un passage tel que Jérémie 2:24 utilise pour le chameau à la fois le mot désignant l’âme et le mot désignant l’esprit : « Ânesse sauvage, habituée au désert, haletante [rûah] dans l’ardeur [nèfes] de sa passion, qui l’empêchera de satisfaire son désir ? » Nous avons donc ici un exemple où l’Écriture utilise les deux termes hébraïques âme et esprit pour désigner un animal, ce qui contrevient à l’affirmation trichotomiste selon laquelle l’esprit est différent de l’âme et ce qui distingue l’homme de l’animal.
- En réalité, la Bible assigne aussi bien à l’âme qu’à l’esprit des fonctions semblables, à commencer par les fonctions intellectuelles, mais aussi la connaissance de soi et la conscience réflexive. Pour l’âme, voir par exemple Psaumes 139:14, Proverbes 2:10, 23:7 et Jean 10:24 ; et pour l’esprit, voir Esaïe 19:3, Ézéchiel 11:5, 20:32.
Les dichotomistes avancent, comme cela a été mentionné plus haut, que la doctrine d’une constitution tripartite de l’homme est d’origine platonicienne, particulièrement néoplatonicienne, et qu’elle a été introduite partiellement dans l’Église primitive, puis revendiquée par des hérétiques comme les gnostiques, les apollinariens et les semi-pélagiens, ainsi que par les mystiques du bas Moyen Âge et les spiritualistes, néomystiques et revivalistes contemporains (Watchman Nee, Madame Guyon, T. Austin Sparks, Ruben Saillens, etc.) Pour Platon, explique Henri Blocher, la « cime rationnelle de l’âme […] devient une partie séparée, et la zone inférieure, une partie médiane »33. Le stoïcisme joint alors le nom d’esprit (pneuma) à celui de la raison. Cela explique que toute la tradition protestante, aussi bien luthérienne (à l’exception notable de Luther) que réformée, ait résolument défendu le fait que l’âme et l’esprit sont une seule et même substance et essence.
Christian Klopfenstein précise qu’en développant une anthropologie dichotomiste,
Henri Blocher prend soin de dire que « son but est d’éviter de séparer âme et esprit et de souligner une vision une et responsable de l’être intérieur. […] Pour lui, l’homme est constitué d’un corps mortel (l’homme extérieur, la chair) et d’un être intérieur éternel. Il conclut cependant son article en disant : « Il est permis de distinguer, sans les séparer, un aspect psychique et un aspect spirituel de la vie intérieure… Certaines fonctions sont plus en évidence lorsqu’on emploie le mot âme, et d’autres lorsqu’on emploie le mot esprit. »34
Christian Klopfenstein
Ces distinctions sémantiques entre les mots esprit et âme, renvoyant à des fonctions différentes nous amènent maintenant à nous pencher sur le trichotomisme et à examiner sa validité.
3. Le trichotomisme
Il est intéressant de constater que, bien qu’elle ait été écartée de l’orthodoxie, la conception trichotomiste survécut jusqu’à l’époque de la Réforme et fut défendue par un géant de la Réforme tel que Luther. Cela force à reconsidérer le débat dichotomisme/trichotomisme que beaucoup ont été malheureusement prompts à enterrer, alors que beaucoup d’indices scripturaux mis bout à bout et correctement reliés les uns aux autres offrent une compréhension infiniment plus riche de l’anthropologie. Un survol et un réexamen de l’histoire de la théologie sont souvent indispensables pour rebrousser chemin et mieux s’aligner sur l’enseignement des Écritures, lorsque nous nous apercevons que le consensus sur la doctrine commune confessée par les Églises ne semble pas être corroboré par une lecture inductive de l’Écriture, interprétée sans préjugés théologiques. Dans le cas présent, il est significatif que le trichotomisme ait été la position chrétienne orthodoxe pendant les trois premiers siècles et obtînt la faveur de nombreux Pères de l’Église grecs et alexandrins, dont Irénée de Lyon (vers 140-208), Tatien le Syrien (vers 120-173), Méliton de Sardes († vers 180 ou vers 190), Didyme d’Alexandrie aussi appelé Didyme l’Aveugle (313-398), Justin Martyr († vers 165), Clément d’Alexandrie (vers 150-vers 215), Origène (vers 185-vers 253), Grégoire de Nysse (335-394) et Basile de Césarée (330-379)35, 36, 37. Par la suite, par une malencontreuse association d’idées, le trichotomisme serait vu comme étroitement lié aux trois erreurs doctrinales qui germèrent au sein de cette période de l’histoire de l’Église, à savoir les vues gnostiques, l’apollinarisme et le semi-pélagianisme. En particulier, une vive controverse doctrinale opposa Augustin à Pélage, controverse de laquelle Augustin sortit vainqueur, et qui aboutit à la condamnation des idées pélagiennes sur le péché originel en 418 au seizième concile de Carthage : Pélage, qui était trichotomiste, soutenait que la Chute n’avait pas affecté l’esprit de l’homme, mais seulement son corps et son âme, et que, par conséquent, la nature humaine était essentiellement bonne. Ce furent ainsi le triomphe d’Augustin et son influence immense sur l’histoire de la théologie chrétienne occidentale qui consacrèrent définitivement le dichotomisme comme la doctrine anthropologique orthodoxe. George S. Hendry conclut que « le déni d’un esprit créé dans l’homme, à la fois dans la théologie ancienne et dans la théologie moderne, est inextricablement lié à une conception augustinienne unilatérale de la grâce »38. Ce courant théologique se transporterait jusqu’au sein de la Réforme, où le rejet du trichotomisme irait de pair, concorderait bien avec la conception dominante parmi les Réformateurs de la dépravation totale de l’homme selon laquelle l’homme, étant spirituellement mort, est totalement passif et incapable de tout désir de Dieu, de toute aspiration au bien, et par conséquent ne peut être sauvé que par la grâce divine souveraine et irrésistible, lui qui, touché au plus profond de son être par le péché originel, ne possède plus de libre arbitre depuis la Chute. Seul Luther, comme nous le verrons bientôt, se détacha du dichotomisme prévalent.
Les arguments présentés dans la section précédente en faveur du dichotomisme, en apparence massifs et imparables, ne sont pas décisifs, et il convient de s’attarder plus longuement maintenant sur les mérites bibliques du trichotomisme, car l’Écriture, dans sa précision lexicale et ses subtilités sémantiques, n’emploie pas les mots sans un dessein particulier. Trois principaux passages des Écritures semblent établir une claire distinction entre l’âme et l’esprit et donc enseigner une vue trichotomiste : Hébreux 4:12, 1 Thessaloniciens 5:23 et 1 Corinthiens 15:42-46 (où ce qui est de l’âme – naturel – est opposé à ce qui est de l’esprit – spirituel.) Plusieurs remarques liminaires importantes doivent être faites à ce stade39 :
Premièrement, le petit nombre de passages scripturaires favorisant clairement une division tripartite de l’homme ne peut constituer un plaidoyer valable en faveur du dichotomisme, car accepter le dichotomisme sur la base de cet argument du faible nombre reviendrait à lisser les détails et enseignements complémentaires saillants communiqués par ces passages peu nombreux pour les rendre homogènes à l’idée du dichotomisme acceptée au préalable. Une telle démarche menacerait tout simplement l’intégrité de l’herméneutique ; la détermination systématique de la doctrine doit procéder d’une démarche inductive, ce qui suppose de faire ressortir toutes les données scripturaires, et à partir de l’intégration de toutes ces données, d’en rendre compte par la formulation d’une doctrine systématique qui leur rende justice le mieux, a posteriori.
Deuxièmement, concernant l’argument de l’interchangeabilité des termes esprit et âme, avancé par les dichotomistes pour défendre leur thèse, il est possible de répondre par les trois points suivants :
- Aucun des versets et passages concernés n’enseigne explicitement une division bipartite de l’homme avec le corps d’un côté et l’âme de l’autre. La conclusion n’est atteinte que par inférence.
- Des recouvrements dans l’usage des termes âme et esprit ne signifient pas nécessairement que les deux entités soient une seule et même chose, ni que l’homme ne soit constitué que de deux parties. Autrement, il faudrait également déduire que le corps et l’âme ne sont qu’une seule et même entité, puisque les deux termes se recouvrent dans leurs usages. Par exemple, le terme hébreu nephesh traduit par « âme » est souvent utilisé seul pour désigner la personne entière, ce qui inclut le corps, comme cela a déjà été souligné plus haut (cf. Lévitique 2:1, 7:20, 27:22 ; Jérémie 52:28 notamment.) De même, ce même terme nephesh peut aussi désigner un corps mort sans vie ou l’âme défunte, ce qui n’amène pourtant pas les dichotomistes à identifier le corps et l’âme.
- Le fait que certains passages de l’Écriture livrent moins de détails en ne mentionnant que deux composantes de l’homme au lieu de trois ne contredit en rien les descriptions plus détaillées où les trois composantes sont toutes mentionnées. Quand la Bible déclare que l’homme a un corps et une âme, cela ne veut pas dire qu’il n’est constitué que d’un corps et d’une âme et qu’il n’a pas un esprit. Plusieurs épisodes sont relatés dans l’Écriture sous deux angles différents, l’un suivant une description amplifiée, et l’autre suivant une description simplifiée. Par exemple, combien d’anges se tenaient au tombeau de Jésus ? Un (Matthieu 28:2) ou deux (Luc 24:4) ? Combien de démoniaques y avait-il dans le pays des Gadaréniens ? Un (Marc 5:2) ou deux (Matthieu 8:28) ? Combien d’aveugles y avait-il à l’extérieur de Jéricho ? Un (Marc 10:46) ou deux (Matthieu 20:30) ? La réponse évidente est bien deux, pour toutes ces instances ; et s’il y en avait deux, le fait de dire qu’il y en avait un est vrai aussi, la deuxième assertion étant simplement moins spécifique, moins précise, moins complète, sans être limitative. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les passages de la Bible qui ne mentionnent que l’une ou deux des composantes de l’être humain pour le désigner dans sa totalité – corps et âme, corps et esprit : cela n’implique pas que la troisième composante, absente de ces passages, n’existe pas.
Un examen attentif révèle cependant que les deux termes âme et esprit ne sont pas toujours employés de manière interchangeable, et donc ne sont guère synonymes. Si le mot âme est bien utilisé dans l’Écriture pour parler de la personnalité ou de l’individualité de l’homme, jamais le mot esprit n’est utilisé dans ce sens. Par exemple, il n’y a pas une seule instance où le mot esprit est utilisé quand il s’agit de la haine ou de la persécution des chrétiens, mais l’âme l’est. Mais plus significatif encore est le fait que, pour ajouter une qualification positive, l’Écriture emploie toujours l’adjectif dérivant du mot esprit, tandis que l’adjectif tiré du mot âme (en grec, ψυχικός ou psuchikos, psychique) apporte toujours une connotation négative. Dans le même ordre d’idée, ce qui est mis en contraste avec la chair (σάρξ, sarx en grec) autant physique que métaphorique, ce n’est jamais l’âme, mais l’esprit, comme cela sera discuté plus en détail plus bas. Si l’âme et l’esprit étaient réellement interchangeables et synonymes, ces emplois sélectifs et spécifiques n’auraient pas lieu d’être. Il faut donc conclure qu’il n’y a pas interchangeabilité des deux termes, mais des différences théologiques qui trouveront toute leur importance dans le développement qui sera donné un peu plus loin.
Pour bien montrer qu’un recouvrement ou un parallélisme entre les mots âme et esprit ne constitue pas un simple procédé de langage, un procédé stylistique basé sur un effet de redondance sémantique, examinons maintenant plus en détail le Magnificat de Marie en Luc 1:46-47 : « Mon âme exalte le Seigneur, et mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur », passage poétique dont les théologiens dichotomistes tel Louis Berkhof40 disent qu’il exhibe un parallélisme consistant à reprendre la même idée d’adoration avec deux termes différents mais synonymes : l’âme et l’esprit adorent Dieu, parce que, de manière ultime, ils sont en fait une seule et même chose, la partie immatérielle de l’homme. En fait, le texte original grec est beaucoup plus précis que la traduction française qui ne rend pas compte du changement de temps opéré lorsque l’on passe de l’âme à l’esprit. En effet, l’action de l’âme est conjuguée au temps présent, alors que l’action associée à l’esprit est au passé, en mode aoriste. Une traduction plus juste devrait être : « Mon âme exalte… mon esprit s’est réjoui… » Quelle différence le Texte sacré a-t-il voulu marquer, quelle nuance théologique l’Écriture a-t-elle voulu introduire avec ces temps différents ? La réponse est que l’Écriture a certainement voulu ici mettre en lumière la source de l’adoration ainsi qu’établir un ordre divin précis : l’adoration doit commencer par l’esprit et y puiser sa source, conformément à la parole de Jésus à la Samaritaine : « Dieu est Esprit, et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité » (Jean 4:24.) Le grand réformateur Luther avait une compréhension trichotomiste de ce passage (cf. la première citation de lui donnée plus loin.) Cette compréhension est tout à fait conforme aux exhortations apostoliques, par exemple quand l’apôtre Paul reproche aux Galates de finir par la chair, après avoir commencé par l’Esprit (Galates 3:3.) Cette idée est conforme également à l’exhortation qu’il adresse à ces mêmes Galates de marcher aussi selon l’Esprit (Galates 5:16), s’ils vivent par l’Esprit. Ce point sera développé plus bas quand nous parlerons de l’application pratique de la doctrine trichotomiste en ce qui concerne la sanctification.
Dans le but d’illustrer, en approfondissant, la remarque faite plus haut selon laquelle le mot esprit apporte toujours une qualification positive à la différence du mot âme qui est chargé d’une connotation négative, arrêtons-nous un instant sur le passage de 1 Corinthiens 15:42-46 qui mérite une attention spéciale. Il est tout particulièrement intéressant dans la mesure où le thème qu’il traite est celui du mystère de la résurrection et de la nature du corps ressuscité, corps spirituel, ce qui peut sembler une contradiction dans les termes. Le passage contraste le corps naturel, le corps lié à l’âme ( traduit par « animal » dans la version Segond) d’avant la résurrection, au corps appelé « spirituel » () qui apparaît après la résurrection. Ces deux adjectifs décrivent le corps matériel de l’homme et ne sont pas des termes décrivant la partie immatérielle de l’âme, ceci est une chose significative qui doit être remarquée d’emblée. Le passage de 1 Corinthiens 15:42ss ne concerne donc pas tant l’âme et l’esprit que le corps. Mais ce rapprochement du corps et de l’âme ou de l’esprit indique précisément la claire orientation de l’anthropologie biblique qui se démarque à la fois de la philosophie platonicienne et du gnosticisme. Dans la pensée chrétienne biblique, le corps et l’âme sont bien une unité organique en osmose, inséparable, chose qui a été soulignée à plusieurs reprises. Ce passage qui lève partiellement le voile sur le mystère entourant la nature du corps ressuscité par opposition au corps naturel d’avant la résurrection tend donc à montrer qu’une réelle distinction existe entre « l’âme » et « l’esprit ».
Cette conception trichotomiste de la nature de l’homme est sans doute le mieux enseignée dans Genèse 2:7 où l’on voit que Dieu crée d’abord, à partir de de la poussière, le corps matériel (corps sensuel, qui est similaire à tous les organismes vivants, habitacle dénué de vie et de personnalité) qui est encore inerte, sans vie, puis insuffle le souffle de vie dans les narines de l’homme. Ce souffle de vie est la nature spirituelle de l’homme, l’étincelle de Dieu dans l’âme de l’homme. Et c’est alors que l’homme devient une âme vivante (en hébreu, ) En somme, l’Esprit de Dieu réveille la troisième composante de l’homme qui est l’âme et qui réalise l’union entre le corps et l’esprit. Le texte de la création de l’homme dans Genèse 2:7 nous présente donc bien une nature matérielle et une nature immatérielle dans l’homme, à savoir le corps d’un côté, et l’âme et l’esprit de l’autre, rassemblés sous le terme générique âme. Ecclésiaste 12:7 décrit la mort de l’homme comme une séparation du corps d’avec l’esprit (), le premier retournant à la poussière, et le second à Dieu qui l’a donné.
D’autres passages existent qui peuvent se prêter à une interprétation au moins dichotomiste, dont Luc 1:46-47 déjà mentionné précédemment, mais aussi Job 4:19. Henri Blocher en présente encore quatre autres : « De la maison d’argile pour le corps, on passe ailleurs à la tente, arrachée à la mort (Esaïe 38:12), ou au vêtement (Job 10:11), voire, assez curieusement, au « fourreau » ou enveloppe (Daniel 7:15, littéralement : « Mon esprit, à moi Daniel, fut troublé dans son fourreau »). D’autres passages encore « travaillent » sur la dualité anthropologique, comme l’annonce d’une extermination « depuis l’âme jusqu’à la chair » (Esaïe 10:18) »41. Henri Blocher mentionne également un certain nombre de passages qui évoquent la dualité constitutive : corps et âme (Matthieu 10:28 ; 3 Jean 2) ; corps et esprit (1 Corinthiens 5:3 ; 6, 16s ; 7:34 ; Jacques 2:26) ; corps et cœur (Hébreux 10:22) ; chair et esprit (1 Corinthiens 5:5 ; 2 Corinthiens 7:1 ; Colossiens 2:5) ; homme intérieur et homme extérieur (Romains 7:22ss ; Éphésiens 3:16 ; 1 Pierre 3:4)42.
En outre, le tabernacle est une métaphore de la nature tripartite de l’homme. C’est bien ce que Martin Luther lui-même avait compris : le tabernacle est un enseignement typologique de la nature de l’homme. Le lieu très saint, qui n’était éclairé d’aucune lumière, sinon par la Parole révélée de Dieu, symbolise l’esprit de l’homme ; c’est le lieu de la communion de l’homme avec Dieu. L’Esprit de Dieu, à travers sa Parole, illumine l’esprit de l’homme par la foi. Seul le souverain sacrificateur pouvait pénétrer, une fois par année, dans le lieu très saint. Ensuite, le lieu saint, dans lequel se tenait un chandelier, représente l’âme qui possède la lumière des facultés rationnelles et sensibles pour comprendre et appréhender le monde dans lequel l’homme vit. Tout à fait à l’extérieur se trouvait le parvis, le lieu où pouvaient pénétrer les hommes ordinaires du peuple. Ce parvis représente le corps, la partie inférieure (pas dans un sens platonicien, mais seulement dans une échelle de gradation allant du plus extérieur au plus profond) de l’homme en contact direct avec le monde, éclairée par la lumière du soleil que tous peuvent voir. Les paroles suivantes de Luther tirées de son commentaire de Luc 1:46-47 sont admirables à ce titre :
Dans le tabernacle construit par Moïse, il y avait trois compartiments séparés. Le premier était appelé le lieu très saint : là demeurait Dieu, et il n’y avait pas de lumière. Le deuxième était le lieu saint ; là était placé un chandelier à sept branches et sept lampes. Le troisième était appelé le parvis ; il était exposé sous le ciel ouvert et à la pleine lumière du soleil. Dans ce tabernacle nous avons une figure de l’homme chrétien. Son esprit est le lieu très saint, où Dieu demeure dans les ténèbres de la foi, là où il n’y a aucune lumière, car il croit ce qu’il ne voit pas, ni ne sent ni ne comprend. Son âme est le lieu saint, avec ses sept lampes, c’est-à-dire toutes espèces de raison, jugement, connaissance et compréhension concernant les choses visibles et corporelles. Son corps est le parvis, ouvert à tous, afin que les hommes puissent voir ses œuvres et sa manière de vivre43.
Et Luther, dans la même veine, fait le commentaire suivant du verset 12 du chapitre 4 de l’épitre aux Hébreux :
Mais suivant la foi, nous suivrons l’apôtre quand, dans 1 Thessaloniciens 5:23, il divise l’homme en trois parties … en relation à ce thème, Origène fut celui qui s’efforça le plus de l’expliquer, et après lui ce fut Jérôme, qui, référant à Galates 5:17, déclara que tout le monde sait que le corps ou la chair est notre partie la plus basse, l’esprit par lequel nous sommes capables d’œuvres divines est la plus élevée, et l’âme réside au milieu des deux …
La métaphore du tabernacle comme illustration de la constitution tripartite de l’homme prend tout son sens, en considérant, avec Christian Klopfenstein, que :
L’esprit a été créé pour être le siège du sentiment de Dieu, de sa présence, le réceptacle du Saint-Esprit, le lieu de la vie spirituelle, de la prière, « le lieu très saint » de la relation à Dieu, il est le lieu où tombe la semence de la Parole de Dieu qui peut guérir l’âme. À la nouvelle naissance, le cœur est transformé, il reçoit les prémices, le germe, la réalité de l’Esprit Saint en lui44.
Christian Klopfenstein
Les trichotomistes soutiennent que les incroyants possèdent un esprit mort qui est régénéré par l’œuvre du Saint-Esprit. Ces affirmations découlent de la distinction qu’ils opèrent entre âme et esprit. S’il n’y avait pas cette distinction entre l’âme et l’esprit, la régénération du pécheur qui s’opère lorsque Dieu, dans sa grâce, lui impute sa justice instantanément et miraculeusement, est vide de sens, car difficilement localisable, puisqu’il faudrait alors considérer que l’âme entière du pécheur était morte avant sa conversion. L’importance de séparer et de distinguer l’âme et l’esprit est donc vitale, ce qui sera davantage encore mis en avant dans le développement qui suit concernant l’œuvre de régénération et le processus de sanctification.
Romains 8:16 déclare : « L’Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. » Ce qui a été vivifié et régénéré dans la nouvelle naissance, c’est l’esprit et non l’âme. Ce n’est pas un raisonnement logique ni une récitation mécanique d’une confession de foi ni une adhésion purement intellectuelle aux vérités du salut et à la Bible qui nous assurent notre adoption en Christ ; la conversion authentique n‘est pas non plus une affaire d’émotion qui ne touche que l’être extérieur, les sentiments. Le témoignage intérieur du Saint-Esprit que reçoit le croyant par lequel il réalise, d’une manière que rien d’autre ne pourrait égaler, qu’il est un enfant de Dieu n’est pas quelque chose d’animique, c’est-à-dire que ce témoignage indélébile, clair et indubitable ne s’adresse ni à l’intellect ni à l’émotion ni à la volonté. Ce témoignage s’adresse à son esprit, car le Saint-Esprit illumine la conscience humaine et révèle, scelle cette vérité glorieuse de son appartenance à Jésus-Christ. Ce témoignage de l‘Esprit est entièrement de nature spirituelle et se communique de l’Esprit Saint à l’esprit humain, et non pas à l’âme, à son être psychique45. « Dieu est Esprit et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité », a dit Jésus à la Samaritaine en Jean 4:24. Bien d’autres passages de l’Écriture prennent tout à coup un relief inattendu, une lumière nouvelle, lorsqu’ils sont envisagés dans la perspective trichotomiste qui sépare les deux composantes entrelacées âme et esprit, et médités sous l’éclairage de l’emphase unique que place l’Écriture sur l’esprit quand il est question de révéler les choses profondes issues de l‘Esprit de Dieu au cœur de l‘homme. Jamais il n’est question de l’âme dans ces passages.
Mais, comme il est écrit, ce sont des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, et qui ne sont point montées au cœur de l’homme, des choses que Dieu a préparées pour ceux qui l’aiment. Dieu nous les a révélées par l’Esprit. Car l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu. Lequel des hommes, en effet, connaît les choses de l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui ? De même, personne ne connaît les choses de Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu. Or nous, nous n’avons pas reçu l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, afin que nous connaissions les choses que Dieu nous a données par sa grâce. Et nous en parlons, non avec des discours qu’enseigne la sagesse humaine, mais avec ceux qu’enseigne l’Esprit, employant un langage spirituel pour les choses spirituelles. (1 Corinthiens 2:9-13.)
Nous retrouvons ici le même type d’opposition entre, d’une part, l’aspect psychique attaché à l’âme de la sagesse et de l’intellect naturels, et, d’autre part, l’aspect spirituel attaché à l’esprit, que celle que le même apôtre Paul soulève dans le passage de 1 Corinthiens 15:42-52 à propos de la résurrection et des corps animal et spirituel. Par cette insistance, nous comprenons, dès lors, que l‘écoute de la Bible n’est pas d’ordre physique ni intellectuel, bien qu’elle passe par ces organes ; elle touche en fait la partie haute de l’homme : son esprit, et modèle sa conscience, dispose son attitude vers la piété, et réveille sa perception intuitive des vérités d’en-haut. Le témoignage qu’inculque le Saint-Esprit à notre esprit est de cette nature. Cette régénération spirituelle seule amène ensuite le croyant à un processus progressif de transformation de son âme à mesure qu’il marche selon l’esprit, selon l’injonction paulinienne, c’est-à-dire à mesure qu’il apprend à laisser son esprit dominer sa vie naturelle, sa vie psychique jusque là gouvernée par son âme. Le trichotomisme est la seule doctrine qui donne une compréhension claire du processus de régénération et de sanctification46.
En comprenant l’enseignement trichotomiste de l’Écriture, nous comprenons aussitôt la signification profonde et réelle de ce verset de l’Écriture qui affirme : « La Parole de Dieu est vivante et efficace et plus tranchante qu’une épée quelconque à double tranchant ; elle pénètre jusqu’à diviser âme et esprit, jointures et moelles. » Il ne s’agit pas d‘hendiadys comme le suggère Henri Blocher. Mais le sens profond ici, que nous avons mis en lumière en distinguant les facultés psychiques relatives à l’âme et les facultés spirituelles de l’homme régénéré, c’est que la Parole de Dieu opère une césure fine, une déchirure entre l’âme et l’esprit, par le Saint-Esprit, seul capable de séparer les deux constituants distincts de l’homme intérieur si intimement joints et connectés entre eux.
Ce qui vient fortement renforcer, accréditer cette compréhension est la nature trine de Dieu –Père, Fils et Saint-Esprit : si Dieu, dans son unité et sa diversité, est trine dans sa nature profonde, et s’il a choisi de donner l’image du tabernacle comme une typologie de la nature ontologique de l’homme, ne serait-ce pas parce que l’homme, effectivement, a été modelé, créé suivant une constitution tripartite, à l’image même de Dieu ?
Le remarquable revivaliste chinois Watchman Nee (1903-1972) explique dans son livre L’homme spirituel47 que le cœur de l’homme est la connexion entre l’esprit et l’âme, et que cette connexion s’effectue principalement dans la relation étroite, intime qui existe entre la pensée et la conscience. Là se trouve notre moi véritable. C’est pourquoi le cœur est le point de contact de toutes les communications. L’esprit entre en contact avec l’âme par le cœur, et par le cœur l’âme transmet à l’esprit ce qu’elle collecte et reçoit au-dehors. Le cœur est le lieu où se trouve notre personnalité véritable. Ce que met en exergue Watchman Nee est appuyé de manière tout à fait similaire par Christian Klopfenstein :
Notre esprit est ce que Dieu considère comme notre vraie personnalité, la source cachée de nos motivations profondes et véritables, de notre vie, de notre comportement.
L’esprit conditionne notre façon de ressentir, d’aimer (nos désirs, nos passions, l’amour qui se donne ou l’égocentrisme), de penser (notre échelle des valeurs, le conscient et l’inconscient, la recherche du sens, du bien, du vrai), de choisir, de décider, de croire, de dépendre, d’obéir (l’esprit est le réservoir de l’énergie divine permettant de contrôler, de soumettre nos pensées et émotions humaines, de rechercher et de prendre de bonnes décisions en accord avec la pensée de Dieu ou de s’y rebeller, de mettre sa foi dans la vérité ou dans le mensonge. Nous avons été créés pour croire à la vérité ou au mensonge, certains ont une foi hybride où le moi reste au centre). […]
Tout dépend de qui ou de quoi nous sommes remplis. L’esprit est comme une fenêtre derrière laquelle se trouve la lumière de Dieu ou les ténèbres […].
Notre vision naturelle, sentimentale, intellectuelle n’est pas la vision spirituelle. Dieu doit ouvrir les yeux de notre cœur, aiguiser notre sensibilité et notre compréhension spirituelles. C’est la Parole de Dieu qui nous aidera à discerner dans notre cœur ce qui est psychique et ce qui est spirituel. […]
Cette Parole est un feu purificateur (Jérémie 23:29), un marteau qui brise le roc de nos murailles de protection. Elle nous aide à nous connaître vraiment en profondeur.
Dans les textes bibliques, les mots hébreu (leb) et grec (kardia) traduits par « cœur » définissent aussi la vie intérieure avec toutes ses activités mentales et morales (257 fois), tantôt ses sentiments (166 fois), ses pensées (204 fois) ou sa volonté (195 fois). D’après un enseignant d’une université du Pays de Galles, ce mot (leb) revient avec son sens d’intériorité 850 fois dans le texte massorétique : c’est le centre de la personne, le siège du « je » le plus profond.
Christian Klopfenstein
Ainsi, la distinction biblique recouvrée et remise en valeur par le trichotomisme entre l’âme et l’esprit est précisément ce qui permet de comprendre le mystère de l’œuvre de Dieu au plus profond de l’esprit des personnes gravement malades dont les facultés mentales et cognitives sont fortement handicapées. Christian Klopfenstein affirme avec justesse que « l’esprit, c’est ce qui distingue l’homme de l’animal et du reste de la création ». Similairement, l’on peut dire que c’est l’esprit qui marque la différence entre l’homme animal et l’homme spirituel. Et il poursuit en disant :
Edmond Jacob remarque que les animaux n’ont pas de cœur dans l’Ancien Testament. Nous ne pouvons pas toujours avoir un dialogue au niveau horizontal avec nos patients : nouveau-nés, comas, psychoses, ivresses, démences, handicapés mentaux profonds… Quand nous ne pouvons pas parler, rappelons-nous que Dieu peut toujours parler aux cœurs. […] Le professeur Baruk dit : « Même quand le cerveau ne fonctionne plus, dans les cas de démences, il subsiste une personnalité profonde qui sait si elle est aimée ou rejetée. » Cette vision donne un sens aux soins pour les plus faibles […]. Souvent, nous parlons trop et le cœur n’est pas atteint, laissons le Saint-Esprit agir !
Christian Klopfenstein
Par conséquent, c’est en acceptant cette distinction scripturaire que l’on parvient à percevoir que, conformément à l’Écriture et en particulier à l’enseignement apostolique sur la résurrection des corps, il existe une intelligence psychique et une intelligence spirituelle, tout comme il existe une volonté psychique et une volonté spirituelle, et il en va de même pour toutes choses selon que l’âme est connectée ou non à l’esprit dans une relation de dépendance : la musique, par exemple, peut être psychique ou spirituelle ; de même en est-il de l’étude, de la sagesse, du travail, du loisir, etc. Les mots de Christian Klopfenstein sont pertinents une fois de plus :
On peut être doué en médecine, en mathématiques, en littérature… et ne pas avoir d’intelligence et de sagesse spirituelles, on peut connaître intellectuellement beaucoup de choses sans les comprendre vraiment dans son cœur. Notre raison doit se soumettre à Dieu. Il peut solutionner des problèmes sans même que l’on ait compris le problème ni comment Dieu a agi pour le résoudre…
Dieu veut aussi changer notre manière de penser, notre mentalité. On peut même avoir une connaissance intellectuelle de la Bible, rendre un culte religieux, mais c’est l’Esprit et la Parole vivante qui donnent à notre esprit l’intelligence spirituelle, la vraie sagesse, l’entendement, le discernement, la conviction, la révélation, la connaissance de Dieu, la foi et une relation retrouvées qui nous permettent de communiquer, de communier avec lui dès la nouvelle naissance, de voir clair sur notre véritable identité. Dieu purifie aussi notre imagination, notre créativité, notre intuition, notre compréhension spirituelle de l’Écriture, de la pensée et de la volonté de Dieu, notre discernement (dokimadzo, diakrino, krino, kriticos), notre jugement spirituel, notre conscience morale du bien et du mal, du spirituel et du charnel ou diabolique (Hébreux 4:12-13 ; 5:14 ; 10:22 : « Elle juge (kriticos) des sentiments et des pensées du cœur », « le sens exercé du discernement du bien et du mal », « les cœurs purifiés d’une mauvaise conscience »), notre éthique en référence aux absolus de Dieu. L’intelligence spirituelle nous permet encore de communiquer sa Parole aux autres.
Christian Klopfenstein
Avec cette perspective scripturaire brièvement esquissée, comment qualifier le projet transhumaniste, qui s’appuie sur une anthropologie amputée, entièrement horizontale, ramenant tout à un réductionnisme matérialiste qui fait fi des réalités profondes de l’expérience et de la nature humaines, sinon de déni de la réalité créée et de tentative de déconstruction programmée et voulue de l’homme tel qu’il est ? Concluons avec Brice de Malherbe48 :
L’objectif du transhumanisme est donc une amélioration (enhancement) de l’espèce humaine tant en qualité qu’en longévité. Le but est en fait d’aboutir à un être complètement différent. Il s’agit de « réélaborer la condition humaine » à travers quelques moyens dont le premier est la sélection prénatale eugéniste et le dernier est le transfert du « vécu subjectif » prétendument stocké par le cerveau soit à un autre organisme (transplantation du cerveau), soit dans un substrat purement matériel et digital. Les transhumanistes ont une préférence pour les capacités psychiques et étendent leur volonté d’accroître les conditions de bien-être à « toute sensibilité subjective (qu’elle soit présente dans des intelligences artificielles, des humains, des post-humains ou des animaux non-humains) ».
Le dualisme des auteurs transhumanistes est poussé jusqu’au point où l’être substantiel n’est pas l’être capable de sensibilité subjective mais la sensibilité subjective elle-même quel que soit son support, l’Intelligence indépendante de tout conditionnement, à commencer par le conditionnement corporel. Au fond, le devoir de l’homme serait de se saborder pour permettre à l’Intelligence désincarnée – la mystérieuse « Singularité » – de trouver un support plus performant pour déployer ses potentialités49.
Brice de Malherbe
Conclusion
La thèse sous-jacente que nous défendons est celle de la dimension incarnée : Dieu qui est Esprit s’est fait chair en Christ. Le transhumanisme, à l’opposé, est réduit à la seule dimension matérielle. Notre approche est de souligner le vivant et la nature spirituelle de l’être humain. L’être humain n’est pas seulement un agrégat d’atomes, fait de poussières d’étoiles, mais il reçoit le souffle, le souffle de vie divin, ce qu’enseigne la Genèse et ce qui fonde l’anthropologie chrétienne dans ce qu’elle a de complètement révolutionnaire et de radicalement différent de l’anthropologie évolutionniste. Dans tout ce chapitre, nous avons voulu comparer et contraster les contenus respectifs de ces deux anthropologies concurrentes, celle du transhumanisme fondée sur la conception évolutionniste et celle de l’Écriture, en montrant combien la doctrine de la création est primordiale dans ce qu’elle a à dire à l’homme d’aujourd’hui sur sa nature profonde, sur ce qu’il est, sur son être, sur ses origines et sur son devenir.
Dans ce développement laborieux par lequel nous avons mis en lumière les présupposés épistémologiques, métaphysiques et anthropologiques sous-jacents, et également retracé brièvement et sommairement l’évolution de la pensée théologique et philosophique à travers les siècles depuis les Grecs, en passant par les Pères de l’Église, puis par l’Église médiévale, et en croisant les Réformateurs, pour finalement rejoindre nos philosophes des sciences et scientifiques transhumanistes contemporains, nous avons fait ressortir la substance qui définit l’être humain en opposition avec la thèse transhumaniste qui a réduit l’homme à une forme de déterminisme technologique, prétendant que sa propre évolution n’est de fait que le fruit, le prolongement de ses propres découvertes allant jusqu’à la fusion ou l’incorporation, au final, d’un être fusionnant avec sa propre invention, le cyborg, un organisme cybernétique. Or, cette confusion entre la matière et la vie s’avérera une forme de chaos anéantissant la réalité ontologique qui définit l’homme comme détaché de ses outils et non fusionné avec eux.
Dans le christianisme, Dieu déploie son plan de rédemption au bénéfice de l’homme d’une manière splendide, à la manière des plus beaux mythes, comme l’aurait dit C. S. Lewis. Ce plan se réalise, s’accomplit dans le cours de l’histoire aussi bien collective qu’individuelle. Ce plan commence à la création, où Dieu créé l’homme à son image, ce dernier reflétant, dans sa nature même, la composition ternaire de la Trinité. Puis, vient la chute de l’homme, qui entraîne une brisure ontologique ; l’homme est blessé profondément, corrompu par le péché qui affecte tout son être, et le voilà mort dans son esprit qui n’est plus relié au Père transcendant. Désormais, il devra se contenter de son corps et de son âme, non épargnés par cette chute. Coupé de son Créateur, et entraîné dans sa course folle pétrie de rébellion, il voudra s’élever lui-même vers la transcendance qui l’habite encore comme un lointain souvenir réminiscent de son passé. Pour cela, croyant n’être que de chair et d’atomes, il voudra s’augmenter, en exploitant la prouesse de ses inventions technologiques, pour s’élever vers cette Singularité universelle. Cette course effrénée ne mènera nulle part, sinon à la profonde désillusion, car elle s’oppose fondamentalement à sa nature créée. Mais Jésus lui-même est venu sur la terre, a revêtu le corps d’un homme, et a souffert la croix – en mourant sur cette croix, il a payé la dette que l’homme avait contractée depuis la Chute. Désormais, le salut de l’homme est possible : c’est un salut complet qui commence par la rédemption de l’esprit qui, régénéré, peut enfin communiquer avec Dieu, communier avec lui ; puis ce salut se prolonge par la transformation de l’âme, progressivement rendue conforme à l’image de Christ ; et il s’achèvera dans un corps immortel de gloire, transfiguré, restauré dans sa beauté originelle.
Notes :
[1] Henri Blocher, « De l’âme et de l’esprit », ICHTUS, 1986-4, juillet-août, p. 48s.
[2] Johannes Pedersen, Israel: Its Life and Culture, 4 volumes, Oxford University, 1926. Cité par Henri Blocher, op. cit.
[3] Johannes Pedersen, Israel: Its Life and Culture, Oxford University, 1926, vol. 1, pp. 100, 103, 111. Cité par Henri Blocher, op. cit.
[4] Peter Clarke était un professeur associé chrétien travaillant au Département de Biologie Cellulaire et de Morphologie de l’Université de Lausanne, en Suisse. Il avait obtenu son diplôme d’ingénieur en 1968 à l’Université Oxford, en Angleterre, avant de poursuivre son cursus par des études doctorales en cybernétique avec le Professeur Donald MacKay à Keele. Il avait choisi ce domaine de recherche motivé par l’impact que les neurosciences émergentes allaient avoir sur la conception de l’homme et de la foi. Ensuite, il avait mené un travail de recherche postdoctorale dans le laboratoire du Professeur David Whitteridge, philosophe et neurobiologiste, sur la neurophysiologie cérébrale. Une année passée à St-Louis, aux États Unis, pendant son postdoctorat, lui avait permis de se familiariser avec les nouvelles techniques de traçage des connexions dans le cerveau. À partir de 1977 jusqu’à sa retraite, il travailla à l’Université de Lausanne, ses recherches portant sur la mort neuronale. Il fut récompensé par deux prix internationaux (le prix Ingle Writing Award et le prix Demuth Foundation Award pour la Recherche Médicale). Il fut l’un des responsables du Réseau des Scientifiques Évangéliques (RSE) dont il développa la branche romande. Il est décédé à l’âge de 68 ans, le 16 septembre 2015, des suites d’un cancer.
[5] Peter Clarke, Dieu, l’homme et le cerveau. Les défis des neurosciences. Groupes Bibliques Universitaires – Croire Publications, août 2012.
[6] Inférence bayésienne : calcul des probabilités d’une hypothèse, calcul qui exprime ici le degré de confiance accordé à une hypothèse, ce qui est vrai en soi avec certitude ou non.
[7] Sharat Chikkerur, Thomas Serre, Cheston Tan et Tomaso Poggio, What and where: A Bayesian inference theory of attention. Vision Research 50 (2010), pp. 2233–2247. doi:10.1016/j.visres.2010.05.013.
[8] Lee, Tai Sing et David Bryant Mumford. 2003. Hierarchical Bayesian inference in the visual cortex. Journal of the Optical Society of America A 20(7):1434-1448. doi:10.1364/JOSAA.20.001434.
[9] Alan Baddeley. La mémoire humaine : théorie et pratique. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 1993.
[10] Wolfgang Ernst Pauli (1900-1958), physicien devenu célèbre en raison de sa définition du principe d’exclusion en mécanique quantique, qui lui valut le prix Nobel de physique de 1945, et le psychanalyste Carl Gustav Jung (1875-1961), par exemple, défendaient un tel monisme, en formulant la dualité des aspects mental et matériel en termes de complémentarité.
[11] Malcom Jeeves et Warren S. Brown. Neuroscience, Psychology, and Religion: Illusions, Delusions, and Realities about Human Nature (Templeton Foundation Press, 1er mars 2009).
[12] Philip Clayton et Paul Davies, The Re-Emergence of Emergence: The Emergentist Hypothesis from Science to Religion, Oxford University Press, 24 août 2006.
[13] William Hasker, The Emergent Self. 1e édition, collection Cornell Studies in the Philosophy of Science, Cornell University Press, novembre 2001.
[14] Stanislas Dehaene et Jean-Pierre Changeux. Experimental and theoretical approaches to conscious processing. Neuron, 28 avril 2011 ; 70(2):200-27.
[15] Éric Kandel, À la recherche de la mémoire, une nouvelle théorie de l’esprit, éditions Odile Jacob, 2007. Kandel reçut le prix Nobel de médecine en 2000.
[16] Le 19 avril 1965, Gordon Moore explique dans la revue Electronics Magazine que la puissance informatique croît exponentiellement selon la loi dite de Moore : la puissance des circuits intégrés double, à coût constant, tous les dix-huit mois.
[17] Raymond Kurzweil, The Singularity Is Near: When Humans Transcend Biology, Penguin Books, 2006.
[18]Kurzweil, op. cit. Voir aussi Raymond Kurzweil, « The Future of Machine–Human Intelligence » dans The Futurist, mars-avril 2006, pp. 39-40, 42-46.
[19] Kurzweil, op. cit., p. 184.
[20] Francis Chateauraynaud (coordinateur), Marianne Doury et Patrick Trabal (co-coordinateurs), Chimères nanobiotechnologiques et post-humanité. Volume 1 : Promesses et prophéties dans les controverses autour des nanosciences et des nanotechnologies. GSPR – EHESS, version du 29 novembre 2012. ANR PNANO 2009-20. Page 175.
[21] Cité dans Francis Chateauraynaud et al., op. cit., p. 176.
[22] Eric Drexler, Engines of Creation: The Coming Era of Nanotechnology. Anchor Library of Science, 16 octobre 1987.
[23]Otávio Bueno, « The Drexler-Smalley Debate on Nanotechnology: Incommensurability at Work? » HYLE – International Journal for Philosophy of Chemistry, Vol. 10, N°2 (2004), Numéro spécial sur les « défis nanotechnologiques ».
[24] Otávio Bueno, op. cit.
[25] Otávio Bueno, op. cit., pp. 83-98.
[26] Dans une deuxième édition de ce présent ouvrage, nous détaillerons les arguments scientifiques qui montrent que jamais la vie n’aurait pu apparaître de manière mécanique.
[27] Jerry Bergman, « From skepticism to faith in Christ: a Nobel Laureate’s journey ». Creation 33(2):42–43 — avril 2011. https://creation.com/richard-smalley. Accédé le 6 octobre 2018.
[28] Francis Chateauraynaud et al., op. cit., p. 234.
[29] Cité dans Francis Chateauraynaud et al., op. cit, p. 229.
[30] Joachim Schummer et Davis Baird (éditeurs), Nanotechnology Challenges: Implications for Philosophy, Ethics and Society. Singapour et al.: World Scientific Publishing, 2006.
[31] Christian Klopfenstein, « Réflexion biblique sur l’esprit de l’homme ». Article non publié, communiqué personnellement à l’auteur de ce chapitre.
[32] Charles Hodge, Systematic Theology, Vol. II (Peabody, MA, États-Unis : Hendrickson Publishers, 2003), p. 51.
[33] Henry Blocher, op. cit.
[34] Christian Klopfenstein, op. cit.
[35] George Boardman, « The Scriptural Anthropology », Baptist Quarterly Vol. 1 (1867) :177-190, 325-340, 428-444, p. 189.
[36] John B. Heard, The Tripartite Nature of Man: Spirit, Soul And Body, Kessinger Publishing, LLC, 10 septembre 2010, p. 5.
[37] Louis Berkhof, Systematic Theology, New Combined Edition (Grand Rapids, MI, États-Unis : Wm. B. Eerdmans, 1996), p. 191.
[38] George S. Hendry, The Holy Spirit in Christian Theology, collection Preacher’s Library, SCM Press, 1965, p. 113.
[39] Ces remarques sont largement inspirées de l’excellent article de Spencer Stewart, « Dichotomy versus Trichotomy. An Excursus to Spirit, Soul, Body: The Blueprint of Man in the Image of God», Project one28 Publishing, 2010.
[40] Louis Berkhof, Systematic Theology. New Combined Edition (Grand Rapids, MI, États-Unis : Wm. B. Eerdmans, 1996), p.194.
[41] Henri Blocher, op. cit.
[42] Ibid.
[43] Martin Luther, Luther’s Works, édité par Jaroslar Pelikan (Saint-Louis, Missouri, États-Unis : Concordia, 1956) 21:304. Cité dans Spencer Stewart, op. cit. p. 6.
[44] Christian Klopfenstein, op. cit.
[45] Des éléments de cette analyse sont empruntés du texte « Le trichotomisme » de Gilbert Lillo envers lequel nous sommes reconnaissants pour la justesse de ses propos que nous partageons entièrement. Voir https://radicalementprotestant.fr.gd/LE-TRICHOTOMISME.htm. Accédé le 10 octobre 2018.
[46] Gilbert Lillo, op. cit.
[47] Watchman Nee, L’homme spirituel, Vida, 1er septembre 1991.
[48] Le prêtre catholique Brice de Malherbe est professeur à la Faculté Notre-Dame et codirecteur du département de recherche « Éthique biomédicale » du Collège des Bernardins. Il est également chapelain à la cathédrale Notre-Dame de Paris.
[49] Brice de Malherbe, « Créer ou revêtir l’homme nouveau ? ». Connaître, N° 35, novembre 2011, p. 32.
Référence : Lemaître, Eric (2019). La déconstruction de l’homme. Critique du système technicien. Le Séquestre : Éditions La Lumière. Collection «Réforme», volume n°6, 2nde édition, janvier 2019. Chapitre 9, pp. 108-149. Ce livre peut être commandé ici.